Mohamed Vall Ould Sidi Moyle
For-Mauritania, Taqadoumy et Kassataya ont traduit pour vous l’article de l’écrivain arabophone, journaliste et abolitionniste, Mohamed Vall Ould Sidi Moyle. Accompagnant un groupe d’esclaves mauritaniens partis témoigner à une conférence de presse organisée par l’IRA à Dakar, Ould Moyle promène un regard d’érudit et de militant attentif aux choses, aux lieux et aux personnes. Nous espérons avoir réussi à communiquer une partie de la beauté de la version originale de ce texte …
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La caravane des esclaves
Si Messaoud a pu se libérer, ce n’est pas le cas de Jabha Allah, toujours enchaînée dans les liens de la servilité. Si la doléance du « changement » avait un sens, ce devrait être celui de rompre les chaînes de Jabha Allah…C’est ce que pense l’écrivain Abeid Ould Imijine et c’est ainsi que doivent être les choses… Rien ni personne ne devrait s’opposer à ce que les anciens esclaves et avec eux les anciens maîtres repentis ou leurs descendants cherchent, par tous les moyens, à libérer Jabha Allah et avec elle l’ensemble de ses congénères.
Quand la vie devient impossible pour les esclaves, quand le visage hideux de la féodalité ne s’embarrasse même plus de garder son masque, alors le voyage devient une obligation, une soupape de sécurité, une planche de salut avec l’espoir de s’éloigner le plus possible des « rivages pestiférés ».
Que s’ébranle alors la caravane des esclaves en direction du Sud, vers « l’Abyssinie», pourvu que « le Négus» entende, comme à son habitude, la complainte des « déshérités » [allusion à la première émigration des premiers Musulmans depuis la Mecque vers l’Ethiopie où le Négus, de confession chrétienne, leur offrit gîte, couvert et protection, ndlr].
La caravane des esclaves se scinda en trois groupes qui se dirigèrent tous les trois, depuis Nouakchott, vers le fleuve Sénégal. Deux groupes, présidés par Yacoub Ould Saleck et Hamady Ould Lehbouss avec le jeune Didi comme guide, se dirigèrent vers Dagana à l’est de Rosso où les points de passage sont plus sûrs et plus nombreux. Le troisième, présidé par Dah Ould Mabrouk accompagné du jeune Yekber Ould Lemeileh et de l’auteur de ces lignes, s’assigna le barrage de Diama comme destination.
Le président de notre groupe, Dah Ould Mabrouk El barati (par référence au village de Barate), se vantait d’être le « solutionneur » des problèmes de la région, grand connaisseur de ses méandres, spécialiste de ses oueds et recordman des franchissements de ses points de passage à la frontière dans un sens et dans l’autre. Il aimait à répéter qu’il était le roi de la région « hors la ville de Keur Messein ». Moi je l’écoutais. Je l’écoutais comme j’aurais écouté une diseuse de bonnes aventures quand elle fait parler sa collection de petits coquillages (cauris ). Sans doute, ni vrai ni faux, comme on dit dans ces cas.
Quand nous dépassâmes Keur Messein, Dah fut pris d’une visible excitation. Il humait l’odeur de l’herbe et respirait l’air comme pour concentrer dans son odorat des bribes de souvenirs olfactifs à chaque passage près d’un lieu connu ou d’un repère significatif. Dah tenait à ce que nous sachions qu’il était le fils de cette « Chemama », contemporain de son âge d’or quand abondaient l’eau, les vaches, les plantations et les célèbres et redoutables moustiques…La Chemama depuis Bibtour jusqu’à Mankweiny en passant par Sattara puis Jkeinatte puis Sikam puis Tembass puis Elleyatte et enfin Khamlech. Autant de stations de souvenirs mais aussi de lieux connus par les pratiques de l’esclavage. L’esclavage dans ses deux manifestations habituelles, à savoir le servage et la traite. Les victimes du servage (les serfs) vivent et travaillent sur des terres qui appartiennent à leurs maîtres. Ils triment à longueur d’année, s’égosillent à chasser les oiseaux mange-mil, s’échinent à chasser les essaims de sauterelles et, arrivée la moisson, se voient obligés de verser le cinquième de la récolte aux maîtres. Pratique très rependue dans la Chamama. Malgré un léger recul, le servage continue à se pratiquer dans bien de poches de la Chemama, défiant ce qu’il est convenu d’appeler la « réforme agraire ».
Quant à la traite (vente d’esclaves), la Chemama en fut l’un des plus grands réservoirs et la source intarissable. Pour nos grands parents, l’orge, le mil, le petit mil, les haricots et les esclaves étaient des biens qui nous reviennent et que recèle la Chemama. Nous devons nous y servir sans jamais faire de cette zone malsaine et infestée de moustiques le lieu géographique de notre résidence. Peut être que Yacoub Ould Salek, président de l’un des deux autres groupes, était le plus sensible, parmi nous, à l’évocation de cette pratique. Sa sœur, Oumou Eliid, fut vendue, dans les années quarante. Aujourd’hui, elle est enregistrée au Sahara occidental sous le nom d’Aidda. Plus Yacoub avance dans l’âge et plus grandit chez lui le désir de la voir et de serrer contre sa poitrine ses neveux et nièces…
Dans notre groupe, les esclaves étaient au nombre de huit ; trois femmes et cinq mineurs. Les militants de l’Initiative abolitionnistes, qui les avaient libérés il y a une année, leur étaient aux petits soins. Mais le grand problème de ce groupe était l’absence du moindre document d’identité ou d’Etat civil en possession des esclaves. Leur sortie d’un Etat et leur entrée dans un autre Etat semble de l’ordre de la pure gageure. Mais Dah est toujours déterminé à les faire sortir de la Mauritanie et entrer au Sénégal, quel qu’en sera le prix.
La voiture arriva à la frontière, au bord du fleuve. Nous fûmes arrêtés par la Gendarmerie. Le chauffeur était un peu nerveux et pas assez diplomate pour nous faire éviter un contrôle approfondi. Mais Dah arriva à calmer les nerfs des uns et des autres. On le vit accompagner le gendarme dans sa guérite et entamer avec lui une « discussion » approfondie. Puis nous le vîmes revenir avec un large sourire attestant de la réussite de la première mission confiée au « roi El barati ». A la demande des deux jeunes, Dah et Yekber, nous descendîmes de la voiture parce qu’ils devaient récupérer à Barate des affaires en rapport avec notre mission..
C’est la première fois que je me sentis vraiment seul. Tout seul avec mes protégés et à la merci de la moindre curiosité du gendarme. Je ne souhaitais qu’une chose, voir réapparaitre le « roi de Barate ». Trois femmes à la peau couleur d’ébène accompagnées de cinq enfants aussi noirs que la meilleure terre des oueds de la Chemama veillés par un homme obtenant là la première occasion d’afficher la couleur «blanche » de sa peau. La situation était à l’évidence suspecte. Apparemment, mes tourments que je croyais intérieurs se lisaient sur mon visage parce que je vis le gendarme s’avancer vers moi en demandant :
- Où est ce que vous allez ?
Je décidai, rapidement, de jouer sur deux registres distincts ; ma connaissance de la géographie de la région et la sociologie de sa population.
- Nous allons à Hallar. Nous devons assister au mariage d’un ami et parent, le dénommé Yacoub Ould Saleck, répondis-je ;
- Et où se trouve Hallar ?
- A sept kilomètres après le barrage de Diama.
- Je n’ai jamais entendu parler de Hallar, rétorqua-t-il avec une pointe de défi, comme s’il cherchait à me mettre à l’épreuve. Quels sont les villages les plus connus autour de Hallar ?
- Le plus connu est « N’Kheila », situé à trois kilomètres. Ceci dit, je ne croyais pas, affirmai-je avec une petite pointe de cuistrerie, qu’on avait besoin de situer ou de présenter Hallar, tellement les poètes locaux l’avaient immortalisé. Et pour appuyer ma démonstration, je déclamai une série de vers où un poète régional évoquait ses souvenirs à Hallar, l’attachement qu’il vouait à ses cours d’eau...
منْ هلارْ المَـشــْـرَعْ نبْـغيهْ= يَعْرَفْ عنــِّي واتجدْ اعليهْ
والمشرعْ يَـعرف لمغلــِّـيهْ= اعليَّ؛ فايْــدُ من لخبارْ
الِّ يعرفْ بيهْ اتفُ بيهْ= عنُّ غالِ مشرعْ هلارْ
Visiblement convaincu par ma démonstration, le gendarme se détendit. Profitant de ce léger avantage, je voulus reprendre l’initiative en choisissant le terrain de la conversation. Je pensai soudain au « syndrome de Stockholm » appliqué au H’ratine. Je repris alors la conversation :
- Vous savez, ce sont de pauvres gens. Malgré leurs revendications et leurs contestations, ils demeurent très dépendants et très attachés à nous. Quand ils veulent se marier, c’est à nous qu’ils font appel. Quand la mort les frappe c’est à nous qu’ils recourent pour dire la prière et accompagner la dépouille vers la porte de l’au-delà.
Je vis alors le gendarme me proposer un verre de thé en guise de calumet de la paix et pourmarquer la fin de « l’interrogatoire ». Je sentis que nous venons de franchir un obstacle considérable en l’absence du « roi biratois ».
Je regardai autour de moi et repassai en moi-même les images qu’évoquai le poète engagé, Ahmedou Ould abdel Kader, dans son célèbre texte « une nuit chez les gendarmes », écrit du temps des Kadihine. Sauf qu’il n’y avait ni braises ni gégène et que les gendarmes ne nous entouraient pas tels des fauves affamés…
Je reçus un appel téléphonique de la part du Président Biram pendant que je devisais avec le gendarme. J’ai essayé, autant que faire se pouvait, de résumer la situation sans trahir l’identité de mon interlocuteur ni éveiller les soupçons de mon vis-à-vis.
De retour en compagnie de ses deux acolytes, le chauffeur et Yekber, Dah affichait toujours cette assurance et cet optimisme, presque naïfs, dans sa capacité à surmonter tous les obstacles. Rien ne devrait résister au « fils et roi de la région ». Il faut reconnaitre que la « discussion » qui avait eu lieu entre les gendarmes et le « roi de Djawlin », lors de notre arrivée, avait préparé le terrain à la résolution des premières difficultés. En effet, ni les esclaves de Ehel Veijih n’avaient été interrogés sur la possession des papiers d’identité ni nous n’avons subi d’interrogatoire sur notre destination réelle.
Ce fut le « Roi de Birate » lui-même qui leva la barrière de gendarmerie pour ordonner à notre chauffeur de passer. Au second poste mauritanien, il ne fallut pas plus de deux minutes pour le « roi de Diawlin » pour discuter avec les soldats et se diriger vers la nouvelle barrière qu’il souleva d’une impulsion en faisant signe au conducteur de traverser. Nous passâmes le pont-barrage pour nous retrouver devant le premier point de contrôle sénégalais. La joie était perceptible sur tous les visages. Mais subsiste toujours le problème des pièces d’identité des esclaves d’Ehel Veijih. Percevant le début d’inquiétude sur les visages, Dah tenait à rassurer tout un chacun :
- Laissez-moi faire. C’est chez moi, ici. Ce sont mes parents. C’est là que je suis né et c’est là que j’ai grandi.
Joignant le geste à la parole, il s’extrait de la voiture et courut vers la guérite des gendarmes sénégalais. Une minute après, nous le voyons courir vers la barrière en brandissant un trousseau de clés. C’est Dah lui-même qui manœuvra le gros cadenas et leva la barrière pour laisser passer notre équipage. Nous n’avons eu affaire au moindre gendarme sénégalais. Mais Dah nous expliqua que pour éviter au taxi immatriculé en Mauritanie d’être soumis à la fouille habituelle, il dut laisser les papiers de la voiture entre les mains des gendarmes en leur assurant que nous allions seulement au village de Diama, situé à quatre kilomètre du Barrage.
Voici donc la caravane des esclaves au village de Diama. Serait-il le fruit du hasard que le mot « Diam » signifie « esclave » dans la langue locale, le wolof ? Interrogation sans importance… Par contre, ce qui, dorénavant, revêt une importance capitale pour nous fut la présence, parmi nous, du jeune Yekber Ould Lemeileh. Yekber maîtrisait le wolof plus que tout autre membre du groupe. Il discutait avec les transporteurs, répondait aux interrogations des personnes que notre présence pouvaient intriguer, posait les questions utiles à la progression de notre expédition. Il nous fallait une nouvelle voiture de location capable de transporter tout le groupe : trois hommes, militants de l’Initiative pour la Résurgence du mouvement Abolitionniste en Mauritanie (IRA-Mauritanie), trois dames et cinq enfants appartenant tous les huit à « l’Import du Soudan » (مجلوب السودان). Ce fut ainsi, pendant des siècles, qu’on désignait, parmi les classes de lettrés, le « cheptel d’esclaves ». Au marché des esclaves, on parle « d’arrivage » pour désigner les personnes exposées pour la vente. On parlait ainsi malgré la fetwa du jurisconsulte Ahmed Baba Etoumboukti, pendant qu’il était prisonnier du roi du Maroc, Ahmed Mansour Edhehbi, de la dynastie des Saadiyine. Dans cette fetwa, le célèbre jurisconsulte interdisait la mise en esclavage du Musulman. Il déclarait aussi l’illégalité absolue de la vente d’un esclave venant d’un pays musulman.
Abdel kader Essebsebi ira encore plus loin en interdisant jusqu’à la mise en esclavage du Mécréant. Allah, affirme-t-il, n’a jamais autorisé l’esclavage pour la simple raison que cette condition était incompatible avec les principes d’humanité, qui est la condition originelle attribuée par Allah à Ses créatures. Allah a suggéré aux Musulmans, en cas de victoire sur les ennemis et capture de ces derniers, la clémence et le pardon.
Le jeune Yekber finit par convaincre l’un des « Taximen ». Nous nous installâmes dans la voiture ; six adultes plus le conducteur et cinq enfants que nous répartîmes sur nos genoux, nos ventres et parfois nos épaules.
Nous arrivâmes à Saint-Louis. Ancienne capitale politique de la Mauritanie du temps la Colonisation et qui s’appelait N’Dar. S’il devait y avoir un palmarès de citations des villes dans la poésie hassanya, N’Dar en occuperait la pole position. Ce fut à N’Dar que vécut le négro-africain Doudou Seck (Mohameden Ould Ebnou Elmoghdad) qui surpassait les géants de la poésie bidhane dans l’art de la versification. C’est dans cette ville aussi que fut maintenu en captivité l’Emir Sid’Ahmed Ould Ahmed Ayda. Un jour, l’Emir se rendit compte qu’il était forcé à prendre son repas tout seul, contrairement à son habitude. Il composa alors son célèbre quatrain où il déclara que la preuve, à ses yeux, qu’il était en captivité était qu’il était obligé de manger tout seul… tel un pestiféré :
مارتْ عـَـنـْـدِ= عنِّ مكبوظ
نوكلْ وَحْدِ= كيفْ أمَـكروظ
Ce fut là aussi qu’une mémorable joute en poésie avait opposé les deux hommes, l’Emir et Doudou Seck. L’Emir avait entamé la déclamation d’un poème où il parlait de N’Dar comme étant un oued. Le reprenant de façon polie mais ferme, Doudou Seck lui fit remarquer que N’Dar n’était pas un oued mais une baie. L’Emir rectifia son poème tout en gardant la métrique dans ce qui est considéré par les spécialistes comme étant une prouesse peu égalée.
اتشاييرْ انخـَـلْ هاذ الوادْ،
وللَّ زادْ الدخلَ لعَاد
ماهُ وادْ، إزيدْ التفكادْ...
N’Dar où se trouve le pont « Moissa Fedrou » (Monsieur Faidherbe) et le pont « Mohamed Lehbib ». Ce fut aussi là où la fanfare française joua, en l’honneur des Emirs du Trarza, d’inoubliables morceaux repris dans la musique savante traditionnelle sous le titre « Zouezyate Ehel Amar Ould Ely ». N’Dar où l’Histoire retiendra de merveilleuses pièces de poésie de l’Emir Abderrahmane Ould Sweid’Ahmed, des poètes Ould Heddar, Ould Ebnou, Ould Hmeiden, Ebbe Fall, Cheikh Ould Meketin… N’Dar où naquit le plus célèbre des champions africains de boxe, le Hartani M’Bareck Fall qui remporta le titre en France, en Belgique et aux Etats Unis avant de tomber sous les balles d’extrémistes armés par la droite raciste.
Nous descendîmes chez un détaillant de Mechoui près de la gare routière. Nous lui commandâmes des grillades qu’il nous servit accompagnées de thé. Le thé est lui aussi, de ce côté du fleuve, « méchoui » (allusion à la couleur très foncée du thé préparé au Sénégal).
Je remarquai que les enfants esclaves étaient particulièrement calmes et disciplinés. Ils ne pleurent presque jamais et ne font pas de caprices. Quelle était la signification sociologique de ce trait de caractère ? Je n’en sais rien.
A ce moment de l’expédition, nous ne savions rien des deux autres groupes de la « caravane des esclaves » si ce n’était que Yacoub Ould Saleck les appelait, brièvement, de temps à autre. Yacoub criait des ordres, vociférait presque mais n’expliquait que rarement. Il n’est pas certain que la stratégie suivie par lui soit la meilleure car nous nous apprêtions à partir en direction de Dakar alors qu’ils auraient dû, lui et Hamady, se joindre à nous à Saint-Louis.
A Dakar, nous atterrîmes dans une vieille maison appartenant à Feu Alhadji Fall, grand père du « roi de Jawling ». Nous y trouvâmes une dame et ses trois chats. Le mari était en voyage pour assister à la « journée de sublimation » à Touba. Pour nous saluer, elle nous donnait du « Nangadef » [formule de salutation usuelle en wolof, ndlr]. Si ce ne fut la Melehfa [habit traditionnel porté par les femmes arabo-berbères en Mauritanie, ndlr] qu’elle portait elle aurait été entièrement assimilée, dissoute dans la société négro-africaine. Et comme il est à la fois « facile » et « difficile » pour ces gens de se dissoudre dans la société négro-africaine ! Certains parmi eux étaient des Négro-africains kidnappés par des Bidhane, d’autres étaient des Négro-africains achetés par des Bidhane, d’autres des Négro-africains vendus par d’autres Négro-africains sans que l’on ne puisse récuser pour certains la « théorie d’une origine spécifiquement Hartani ».
Le militant Ahmedou Ould Hamedy m’entretenait régulièrement des nouveautés en provenance de « Aïne Varba » et notamment de ce qui concernait les détenus de l’IRA (Ely Ould Ravee, L’Mehdi Ould Lemrabott, Lehbouss Ould Amar et Abdellahi Ould Abouja). En dépit de la volonté des militants de poursuivre la grève de la faim, nous sommes arrivés, avec l’aide de Biram et de Yacoub, à les persuader de boire. S’abstenir de boire serait une épreuve inutile et pas justifiée par les conditions actuelles.
C’est l’abolitionniste Malick Fall qui nous transporta de la maison de Alhadji Fall, située dans le quartier « Sicap Baobab », vers M’Bour à cinquante kilomètres de Dakar avant de bifurquer, quatre kilomètres plus loin, pour nous faire entrer dans le verger de Cheikh Ali N’Daw. Dans ce verger, des rangées de manguiers dessinaient un tableau végétal d’une rare beauté. Des soufis de toutes nationalités y travaillaient. Ils y cultivaient la terre, cuisinaient, faisaient la lessive, balayaient des allées…. Il y avait aussi des chevaux, des mules, des meutes de chiens. Des voitures y circulaient. On y voyait aussi des groupes de prière. On y entendait des incantations. Apparemment, Malick Fall (membre dirigeant de l’IRA), était un disciple du chef spirituel des Mourides, Ali N’Daw le philosophe et professeur de sociologie qui avait décidé de se retirer dans sa plantation pour vivre une retraite religieuse et s’adonner à la prière et à l’adoration d’Allah… Je découvris, pour la première fois, que Malick Fall était un soufi et qu’il avait adopté la voie de Cheikh Ahmedou Bamba.
J’ai rencontré le Cheikh dans ses habits en haillons… Il était particulièrement humble. Je ne savais si j’avais conversé avec le Cheikh ou reçu une leçon de lui. Il me disait, dans son français hésitant, que son Cheikh à lui, Cheikh Ahmedou Bamba « avait cultivé la terre et fourni tant d’efforts pour préserver sa liberté de créer » et que pour lui « derrière chaque esprit saint se trouve une dimension économique ». C’est pour cela que ses disciples et lui n’ont eu de cesse de cultiver la terre et de pratiquer l’élevage jour et nuit pour mettre en pratique la théorie qu’il avait élaborée depuis plusieurs années et qu’il résumait par le slogan : « l’économie au service de la paix ». Pour Cheikh N’Daw, « le meurtrier est tout aussi bien victime que sa propre victime, le cambrioleur et sa proie sont victimes tous les deux ». Ainsi, ajoute-t-il, « quand les maîtres d’esclaves seront jugés et condamnés, et quand ils auront purgé leurs peines, les esclaves ne devront pas crier victoire ; il s’agit d’une victoire aussi bien pour les esclaves que pour leurs anciens maîtres… Les maîtres d’esclaves sont victimes de l’accumulation culturelle désastreuse secrétée par un système social qui ne leur avait pas demandé leur avis et les esclaves sont victimes du même système ». Le Cheikh plaidait pour un « combat non violent » à l’instar du Mahatma Gandhi et de Cheikh Ahmedou Bamba. Dans son entendement, « le combat doit avoir comme objectif de libérer l’opprimé et l’oppresseur, de la même façon, car tous les deux sont d’authentiques victimes ». « L’économie et le combat non violent » constituent, à ses yeux, les seuls moyens de construire une solution pacifique, pérenne et convenable.
Les deux autres groupes sont finalement arrivés. Il s’agit des esclaves d’Ehel Hassin et ceux d’Ehel Abdallah Ould El Mokhtar (Said, Yrag, Bilal et Hobay) et Hannah, M’Barka et d’autres (femmes, hommes et enfants) en plus du « jeune marié », Yacoub Ould Saleck et Hamady Ould Hbouss de l’IRA. Pour Said, dont le rêve le plus fou n’allait pas au-delà de la poursuite d’une chamelle dans les environs d’Anwakour, visiter l’une des plus grandes capitales africaines tenait tout simplement du miracle.
Je fis part à mes deux « camarades » de ma découverte de Cheikh N’Daw, et leur expliquai comment il m’avait subjugué par la forme et le contenu de son être et de son discours. Ils furent profondément touchés par mes propos et me dirent qu’ils m’enviaient d’avoir pu rencontrer le grand Soufi auteur de plusieurs livres dont « Début de la route vers la paix » et « Vision pour une société de paix ». Pour éviter toute frustration, nous sollicitâmes une nouvelle audience auprès du Cheikh. Nous l’obtenions sans difficulté malgré les multiples occupations de l’Erudit, toujours occupé à répandre son « message universel ».
Le Cheikh nous exposa ses théories, leurs applications de par le monde. Il nous expliqua ce qu’est le soufisme en ces termes : « certaines personnes s’en tiennent à la lettre de la religion, ses aspects superficiels et d’autres perçoivent son esprit, son message, ce qu’elle apporte de profond ; les soufis appartiennent à cette seconde catégorie». Il nous entretint aussi de « l’Ecole Internationale du Soufisme » qu’il avait créée. Il nous révéla que son inspirateur principal était Sidi Mohamed Ould Esmehou Eddeymani dont il visite la tombe régulièrement à « Entemarkay », dans le sud de la Mauritanie et qui fut aussi le maître à penser de Cheikh Ahmedou Bamba dans l’élaboration de son combat pacifique contre la colonisation. Cheikh N’Daw nous apprit que Cheikh Ahmedou Bamba avait proposé à Sidi Mohamed Ould Esmehou Eddeymani de faire de Saint-Louis son lieu de résidence pour répandre plus facilement son message de paix dans une société « gangrenée par l’antagonisme entre colons et colonisés ».
Dans la soirée, nous assistâmes à une cérémonie soufie qui s’ouvrit sur des interventions générales pour se poursuivre avec de mélodieux chants incantatoires…De jeunes indiennes chantaient des poèmes de Cheikh Ahmedou Bamba dont elles ne comprenaient pas le contenu mais en rendaient merveilleusement la mélodie et la spiritualité.
Le « Roi de Jawlin » se balançait de gauche à droite et de droite à gauche. Se laissant emporter dans un début de transe, il accompagnait les chanteuses indiennes mais ne remarqua pas quand ces dernières s’arrêtèrent de chanter ; nous eûmes alors droit à sa voix peu mélodieuse pendant quelques minutes qui semblèrent interminables…
Très tôt, le lendemain, nous nous dirigeâmes vers Dakar pour assister à la conférence de presse que donnait le président de l’IRA, Biram Ould Abeid, dans les locaux de la Rencontre Africaine pour la Défense des Droits de l’Homme (RADDHO). Les jeunes de l’IRA-Sénégal avaient tout organisé, depuis le service du café jusqu’à la disposition des chaises. C’est à ce moment que nous rencontrâmes, pour la première fois depuis notre départ, le Président Biram et les deux militants écrivains Abeid Ould Imigine et Djibril Diallo.
Les esclaves firent leur entrée dans la salle de la conférence dans un silence absolu. La même discipline, le même calme et la même docilité à suivre les instructions. Même celles qui n’ont pas été clairement formulées. Chez eux, la servilité est devenue une seconde nature.
Avec une certaine malice, le « jeune marié » [Yacoub Ould Saleck, ndlr], jetait, de temps en temps, un regard à Said et marmonnait dans sa barbe: « mon Dieu, que le cheptel d’Ehel Hassin a dû s’éparpiller ou prendre la tangente! ».
Avant l’arrivée de la presse, j’abordai Moustapha Touré, l’éternel opposant et coordinateur des Associations des réfugiés mauritaniens au Sénégal et au Mali. Il me dit ne pas comprendre le sens des récentes déclarations du Ministre de l’Intérieur, Ould Boilil, quand il affirmait ne pas être au courant de la présence de réfugiés mauritaniens au Mali. « L’Etat mauritanien, du temps de Sidi Ould Cheikh Abdallahi, avait envoyé une délégation ministérielle pour recenser les réfugiés mauritaniens au Mali et s’enquérir de leur situation ». Touré affirme qu’il existe dix mille réfugiés mauritaniens recensés par le Haut Commissariat des Nation Unies au Réfugiés. L’aide internationale à la résolution de la question des réfugiés était inscrite dans le cadre d’un processus politique. L’intervention du Coup d’Etat avait stoppé ce processus et avec lui la résolution de cette douloureuse question. Pour Touré, les conditions du retour de ce qui reste des réfugiés se résument en trois points : le recensement, l’indemnisation des déportés et la résolution des questions foncières et du passif humanitaire.
La conférence de presse a démarré par l’intervention de Biram Ould Abeid : « si l’île de Gorée se trouve historiquement et géographiquement au Sénégal, je puis vous assurer qu’elle est une réalité de tous les jours en Mauritanie », annonce-t-il. Puis Biram demanda à l’auditoire « l’africanisation » de la lutte contre l’esclavage en Mauritanie, exactement comme avait été africanisé avec succès le combat contre l’Apartheid en Afrique du Sud. Il informa la presse que le slogan de l’IRA pour l’année 2012 sera « l’éradication de l’esclavage ».
La parole fut, par la suite, donnée aux esclaves. A tour de rôle chacun prit la parole pour relater son expérience personnelle. De l’humiliation au quotidien en passant par les travaux pénibles, le viol, la torture… tout y passa. L’intervention de Said fut la moins réussie, timidité oblige.
Après la conférence de presse, nous nous rendîmes dans une maison située dans le quartier « Khourou Nar » (l’oued des Bidhane à Pikine). Nous y attendîmes le soir. Quand « Wal fadjri » et « Africa7 » diffusèrent les reportages sur la Conférence de Presse, une immense joie envahit tout le groupe ; mission accomplie et de la plus belle manière.
Il fut convenu que la caravane des esclaves retraverse le Fleuve au niveau de Rosso, en plein jour, au vu et au su du monde entier. Nous empaquetâmes nos affaires et nous dirigeâmes vers Rosso. En même temps que nous nous dirigions vers Rosso, de nombreuses délégations de H’Ratine commençaient à affluer vers cette destination, Rosso-Sénégal de ce côté et Rosso-Mauritanie de l’autre.
Nous prîmes le thé à « Derbagah » puis nous nous installâmes sur le bac en direction de la Mauritanie. Pour nous, les accompagnateurs, les formalités furent vite expédiées. Par contre pour les « esclaves », la police fut plus tatillonne. Mais un début de protestation de Biram avec menace d’ameuter la presse finit par avoir raison des dernières tracasseries policières. Mais, en sortant de l’enceinte de l’embarcadère, nous apprîmes que la « caravane » a été arrêtée par la gendarmerie pour absence de papiers d’identité. Nous y retournâmes alors et commençâmes à élever la voix. C’est Biram qui prit la parole pour dire, en direction des Autorités : « C’est la faute aux maîtres d’esclaves si ces derniers ne possedaient pas de papiers d’identité ou d’état civil ». Quelques minutes plus tard un ordre parvint aux gendarmes de laisser passer la « caravane des esclaves ».
Nous devions alors informer la presse de ce qui s’était passé à l’embarcadère. Je n’étais pas d’accord avec Djibril Diallo sur la qualification à donner à l’incident. Lui proposa qu’on parlât d’ « arrestation » et moi de « tracasserie ». Il contacta la presse avant moi et donna sa version. Je la contactai après lui et donnai ma version.
Je me rappelai alors de ce qu’écrivait l’écrivain Brahim Ould Bilal quand il affirmait que « nous ne voulons pas inverser ni mettre l’histoire (ni la réalité) sens dessus dessous. Nous voulons la juger et la dépasser pour construire un Etat où sera bannie la subordination ». La réalité est que, comme le disait Biram dans son discours de réception du Prix Weimar, « nous n’avons pas choisi le combat mais il nous a été imposé ».
Mohamed Vall Ould Sidi Moyle
Lundi 23 janvier 2012
(Source: l’article, dans sa version arabe est au lien: http://www.aqlame.com/article7023.html)
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