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vendredi 13 avril 2012

Pourquoi avons-nous peur de nos langues nationales?

 
Cette réflexion s’inscrit dans la logique de notre article intitulé «Plaidoyer pour l’introduction de l’égyptologie dans l’enseignement supérieur en Mauritanie » paru  il y’a quelques jours sur plusieurs sites mauritaniens. Ce plaidoyer était juste un aspect d’un projet plus large, celui qui consiste à appeler les autorités mauritaniennes à une réflexion beaucoup plus approfondie sur notre système éducatif, ses failles et les moyens de le réinventer. Notre espoir est qu’une telle discussion puisse déboucher sur une refonte du moule éducatif mauritanien et la mise sur place d’un cadre apte à rendre notre éducation beaucoup plus compétitive sur l’échelle du continent et du monde mais surtout à faire du système éducatif le moule d’une conscience historique commune, des aspirations communes ; bref  le moule d’une Nation. Nelson Mandela aime rappeler cette verité absolue: «Education is the most powerful weapon which you can use to change the world». Quel rôle nos langues nationales peuvent-elles jouer dans ce combat?
Le 16 mai 2007, l'Assemblée Générale des Nations Unies, dans sa résolution 61-266, a demandé aux États Membres et au Secrétariat «…d’encourager la conservation et la défense de toutes les langues parlées par les peuples du monde entier ». L’année suivante, 2008, est alors proclamée Année internationale des langues. L’objectif visé ici est bien sûr de «… favoriser l’unité dans la diversité et l’entente internationale grâce au multilinguisme et au multiculturalisme ». L’ONU reste convaincue que : « Les langues constituent les instruments les plus puissants pour préserver et développer notre patrimoine matériel et immatériel. Tout ce qui est fait pour promouvoir la diffusion des langues maternelles sert non seulement à encourager la diversité linguistique et l'éducation multilingue mais aussi à sensibiliser davantage aux traditions linguistiques et culturelles du monde entier et à inspirer une solidarité fondée sur la compréhension, la tolérance et le dialogue ». Ce besoin de dialogue culturel comme base pour construire nos nations, nous le rappelions récemment lors de la conférence tenue à Montgomery College dans l’état de Maryland et intitulée « Realizing the Power of Multicultural Education ».
En 2008, l’Assemblée Générale de  l’Etat de Maryland ou nous vivons a voté une loi, Senate Bill 506 et House Bill 610,  qui établissait pour la première dans l’histoire des Etats-Unis, un Task Force  appelé Task Force for the Preservation of Heritage Language Skills in Maryland dont le but était  d’étudier le rôle des langues « ethniques » et d’explorer les voies et moyens par lesquels ces langues peuvent être préservées et utilisées par l’état de Maryland. Le choix de Maryland pourrait être le résultat du fait que « Maryland is home to an unusually diverse and well-educated immigrant population ».
Une année plus tard, le Task Force dépose son rapport et ses recommandations sur le bureau du Gouverneur Martin O’Malley pour un suivi immédiat. Il faut souligner ici que par l’expression “Heritage languages”, le Task Force fait allusion à toutes les langues en usage dans l’univers marylandais avant l’immersion dans l’univers linguistique Anglophone.  Donc il s’agit de l’Espagnol, le Français, l’Arabe mais aussi «… several African languages and dialects (p. 4 du rapport) ».
Plus récemment, lors de la Journée internationale de la langue maternelle du 21 février 2012,  Irina Bokova la Directrice générale de l’UNESCO dira : « La langue de nos pensées et de nos émotions est notre bien le plus précieux. Le multilinguisme est notre allié pour assurer l’éducation de qualité pour tous, favoriser l’inclusion et lutter contre les discriminations».
Toutes ces initiatives sont à saluer ; le monde semble se rattraper un tout petit peu. Mais faut-il rappeler qu’en 1954, bien avant les Indépendances et toutes ces déclarations et initiatives, Cheikh Anta Diop avait averti les Africains et souligné dans  Nations nègres et Culture, T.II, 1979, p.415  qu’: « il est plus efficace de développer une langue nationale que de cultiver artificiellement une langue étrangère; un enseignement qui serait donné dans une langue maternelle permettrait d’éviter des années de retard dans l’acquisition de la connaissance ».  Malheureusement nos dirigeants n’étaient pas à l’écoute ; le partage des postes avait éclipsé la raison et le bon sens.
Cheikh Anta ajoutera aussi, pour montrer la difficulté majeure qui guette les jeunes Africains en quête de connaissance, que : « Le jour même où le jeune Africain entre à l'école, il a suffisamment de sens logique pour saisir le brin de réalité contenu dans l'expression: un point qui se déplace engendre une ligne. Cependant, puisqu’on a choisi de lui enseigner cette réalité dans une langue étrangère, il lui faudra attendre un minimum de 4 à 6 ans, au bout desquels il aura appris assez de vocabulaire et de grammaire, reçu, en un mot, un instrument d'acquisition de la connaissance, pour qu'on puisse lui enseigner cette parcelle de réalité ».
De ce fait, si vous prenez un enfant Africain qui généralement  entre à l’école à  l’âge de 7 ans pour commencer l’étape d’acquisition de l’instrument de la connaissance, il lui faudra attendre l’âge de 11 à 13 ans avant qu’il ne soit prêt pour une apprendre la réalité de la connaissance. Ces 4 à 6 ans passés à étudier l’Anglais, le Français, l’Arabe etc... constitue en effet 4 à 6 de retard dans la marche vers l’acquisition de la connaissance. Donc comparé à l’enfant Français, Arabe ou Américain, l’enfant Africain qui amorce l’étape d’acquisition de l’instrument de connaissance traine un déficit énorme, déficit qui pourrait déterminer sa place dans la société de demain, fossiliser son avenir et poser les jalons d’une discrimination certaine dans le futur. La langue doit être perçue comme le moteur ou véhicule de la connaissance ; elle ne doit jamais constituer un obstacle, un rideau de fer à la connaissance.  La langue doit faciliter la marche vers l’acquisition de la connaissance au lieu de l’enfreindre comme tel est le cas dans nos systèmes éducatifs africains.
 
Les neuroscientifiques américains ont pu démontrer qu’au-delà de 6 ans, ce qu’ils appellent « Window of opportunity », ou intervalle de temps durant lequel l’acquisition d’une langue étrangère est plus facile, commence à se fermer progressivement. Cela veut dire que l’enfant apprend les langues étrangères avec plus de difficultés. Ce qui va surement retarder l’acquisition de la connaissance chez l’enfant africain.  L’enfant africain perd ainsi doublement : il passe un temps énorme à apprendre l’outil de communication et non la connaissance il le fait au moment où la fenêtre des facultés d’acquisition de cette langue est neurologiquement en train de se fermer.
Voilà pourquoi beaucoup d’Africains sont obligés de quitter les bancs de l’école parce que l’étape d’acquisition de  la langue est tellement difficile qu’elle a fait perdre à l’enfant le gout de l’étape d’acquisition de la réalité de la connaissance. Pour vérifier cela, regarder combien de vos amis ont abandonné l’école durant cette étape.
L’aptitude naturelle d’apprendre une langue étrangère ne disparaît pas après 6 ans, mais diminue, l’acquisition de la syntaxe et de la correcte prononciation disparaissent alors que l’acquisition d’un nouveau vocabulaire croit avec le temps. 
L’expérience renforce le vocabulaire et il en est de même de la lecture. Voilà qui justifie l’assertion de Dr. Bruce Perry de la faculté de Médecine de Baylor College en Houston dans l’état de Texas: « Experience is the chief architect of the brain ». Par expérience, Dr. Perry entend un permanant contact avec l’environnement ou la réalité extérieure. 
Ces études neuroscientifiques montrent l’ampleur du mal en Afrique de manière globale. En d’autres termes, pourquoi demander à un enfant qui a déjà les prédispositions pour  accéder à la connaissance de faire un détour linguistique de quelques années avant d’arriver à la réalité de la connaissance ? L’enfant maîtrise déjà l’instrument de connaissance et est prêt pour la connaissance.
Entendons-nous bien, par langue étrangère, nous faisons allusion à toute langue autre que celle parlée dans l’univers immédiat où évolue l’enfant. Pour être plus explicite, disons que le Pulaar est une langue étrangère chez l’enfant Soninke et vice-versa. Cela dit, si on prenait un enfant de Mbagne et un autre d’Atar et qu’on les introduit au système éducatif mauritanien tel qu’il est, l’enfant d’Atar est 4 à 6 ans en avance dans l’apprentissage de la langue étudiée à l’école par rapport à l’enfant de Mbagne, le village de mon ami Feu Samba Sarr. Alors que l’enfant d’Atar a un instrument d’acquisition de connaissance, celui de Mbagne ou de Jeol, le village de mon ami Kaaw, se bat pour la maîtrise de l’instrument d’acquisition de la réalité de la connaissance. 
Pire, l’enfant de Mbagne est introduit à l’instrument d’apprentissage au moment où il a dépassé « The window of opportunity », intervalle de temps durant lequel cet apprentissage aurait été plus facile. Deux ou trois ans plu tard, l’enfant de Mbagne voit un autre obstacle se dresser puisqu’il doit ajouter le Français en plus du Hassaniya étudié à l’école. 
Bref l’enfant de Mbagne fait face à une série difficultés : 1) Il a dépassé «The window of opportunity » ; 2) Il doit maîtriser 2 instruments d’acquisition de connaissance en un temps record ; 3) Il doit étudier la langue et non la connaissance ; 4) Son cerveau doit modeler très vite des espaces d’enregistrement pour ces langues ; 5) Il doit apprendre 2 langues dont il ne fait pas l’usage à la maison. Voilà une montagne d’injustice créée par notre système éducatif. 

L’enfant Beydan fait face à une difficulté pareille lorsqu’il s’agit d’apprendre le Français ou s’il aurait eu à apprendre la langue d’Ilo Yaladi, Kocc Barma ou Jaabi Sise. Il aura à transcender les mêmes difficultés que l’enfant de M’bagne ou de Jeol. En effet, voilà une langue qui lui est étrangère et dont il ne fait l’usage qu’à l’école. Donc l’usage du Français, n’en déplaise mes amis Francophiles, constitue un obstacle dans l’acquisition de la réalité de la connaissance chez cet enfant.
La différence entre l’enfant de M’bagne et l’enfant d’Atar se situe cependant dans le soutien qu’ils reçoivent de l’Etat mauritanien. Pour le premier, ce soutien est zéro alors que pour le second, le soutien s’appelle le system éducatif mauritanien et son volet le plus controversé, l’arabisation.

Il faut souligner ici que les Négro-africains de la Mauritanie ne rejettent pas l’Arabe en tant que langue, mais plutôt son usage comme arme politico-culturelle darwinienne.  Ici apparaît la discrimination. Il faut comprendre cette logique pour comprendre les dangers de la politique d’arabisation initiée par les autorités. Elle est une réponse calibrée et sélective pour seulement une portion de la jeunesse mauritanienne ; elle adresse uniquement le challenge que les enfants maures vont rencontrer s’ils doivent étudier la langue de Molière. L’arabisation est de ce fait une réponse politique et discriminatoire dès lors qu’elle résout le problème d’une catégorie sociale et maintien l’autre défavorisée. Vue sous cet angle, l’arabisation est un crime politique et un élan  génocidaire culturel et linguistique.
Et bien sûr nous ne disons pas qu’il ne faut pas apprendre les autres langues ; bien au contraire. La langue fait de la diplomatie mieux et plus que les meilleurs diplomates. Mais ce que nous pensons c’est que les connaissances de base peuvent et doivent être enseignées en langues nationales, parallèlement à l’acquisition des autres langues. L’erreur à éviter, a notre avis, c’est de faire de la langue étrangère une condition primaire à l’acquisition de la connaissance.
Notre peur de l’enseignement de nos langues nationales est une conséquence directe du poison culturel colonial dont Cheikh Anta Diop parlait et contre lequel il nous avertissait; elle n’est pas fondée sur une expérience empirique de leur application ou de la logique du cerveau humain. La neurologie et la logique linguistique nous dictent leur enseignement. Nos populations et l’Etat mauritanien doivent comprendre que l'enseignement des langues nationales, et de toutes nos langues nationales, est la voie la plus sure pour sortir de la situation actuelle et pour finalement enseigner à nos enfants la réalité de la connaissance. Il faut comprendre que si la culture est le grenier des sociétés humaines, la langue constitue la clef pour y accéder et le cadenas pour préserver ces cultures. Nous avons déjà perdu 50 ans; nous pensons que cela est assez.
Nous demeurons en effet convaincu que toute réflexion sur le système éducatif en Mauritanie et dans le reste de l’Afrique doit passer forcement par la valorisation des langues nationales, de toutes les langues nationales. Nos langues constituent la voie la plus sure pour accéder à la connaissance. Nos ancêtres de l’Egypte ancienne l’avaient compris et ceci a amplement justifié leur domination sur le reste du monde. Et des millénaires plus tard, l’Asie est en train de le prouver une fois de plus.  
Dr. Mamadou Ibra Sy, égyptologue
Baltimore, Maryland-USA

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