J’ai suivi avec un grand intérêt les propos qualifiés de négationnistes qu’Ely a tenu au sujet des déportés négro-mauritaniens. Il me semble que dans une certaine mesure, et elle est
sous-entendue dans l’idéologie des racistes, ses propos se justifient dans sa logique :
partant du principe que les noirs ne sont pas des mauritaniens, on arrive aisément à la
conclusion qu’aucun mauritanien n’a été déporté en 1989 puisqu’aucun maure n’a été
chassé de la Mauritanie. C’est la pièce manquante du puzzle qu’Ely n’a pas osé livrer à ses
interlocuteurs. Je ne vais pas me livrer à mon exercice favori d’analyser les discours ou de
les commenter, mais je vous les livre pour que chacun les apprécie à sa façon.
Pour mieux comprendre son attitude, il faut replonger dans les archives. Dans ce qui suit,
une conférence de presse ainsi qu’une interview accordée à Jeune Afrique l’Intelligent
permettra de nous rafraichir la mémoire.
Voici les propos rapportés par l’AFP le 09 Octobre 2005 lorsque le Président Ely faisait sa
première sortie médiatique sur la question de ce qu’il ne reconnait plus aujourd’hui : « La
question des réfugiés (au Sénégal et au Mali) est une question nationale, je n'occulterai
aucune question nationale, ce serait une lâcheté, mais chaque chose sera traitée en son
temps ».
Le Colonel Ould Mohamed Vall a précisé que le problème des réfugiés sera traité en deux
temps. En premier lieu, " tout Mauritanien qui se présentera à la frontière peut
rentrer s'il en a la preuve (de son identité, ndlr), sinon, une enquête sera ouverte pour son
identification ".
" En deuxième lieu, si cela ne suffit pas, les parlement et président qui seront élus devront
se pencher sur le passif humanitaire de l'ancien régime et trouver les solutions qui
conviennent ", a-t-il indiqué sans plus de détail. Il a précisé que toute solution dans ce
domaine devra être recherchée " à la mauritanienne, par des Mauritaniens, loin de toute
pression étrangère qui ne peut être que nuisible et inacceptable en période de transition ".
Allocution prononcée par Eli O. Md Vall lors de son entretien avec les partis
politiques
Interview à Jeune Afrique l'Intelligent n° 2334
Pour la première fois depuis son accession au pouvoir le 3 août, le nouveau président de la
Mauritanie parle.
Rien, ou si peu de choses ont changé en apparence à Nouakchott qu’il faut de longs instants
d’immersion pour mesurer l’ampleur de la « révolution de velours » qui, depuis le coup
d’État du 3 août, bouleverse la Mauritanie. Sous le ciel sombre de cette fin septembre, la
présidence de béton et de marbre gris que Maaouiya Ould Taya s’était fait construire par
une petite armée d’ouvriers chinois et de paysagistes marocains respire le même calme
aseptisé. Du protocole à la sécurité, les hauts fonctionnaires et les gardes du corps sont
toujours à leur poste et pas un fauteuil, pas un ouvrage pieux de la bibliothèque du bureau
présidentiel n'a été déplacé. Seul l'hôte des lieux a changé.
Debout, décontracté, les mains dans les poches - tout le contraire de son prédécesseur -, le
colonel Ely Ould Mohamed Vall, nouveau chef de l'État, arpente en souriant la moquette
beige du saint des saints : « Oui, c'est vrai, je n'ai rien modifié ici. La sécurité est la même,
et alors ? Rien ne peut vous protéger si le peuple ne vous suit pas. À la veille du 3 août, on
pensait que tout était contrôlé, surveillé, verrouillé. Voyez ce qui s'est passé : c'était un
château de cartes. » Dans un coin de la vaste pièce, au pied d'une lourde tenture, repose un
tapis de prière à demi replié. C'est sans doute le seul apport personnel d'un homme qui, il le
dit et le répète, n'est ici que de passage.
Révolution en douceur, donc. Trois ou quatre mises en résidence surveillée - mesures
levées depuis -, pas un coup de feu, aucune trace de chasse aux sorcières : le fait que les
chefs de l'armée aient choisi d'attendre un voyage à l'étranger de l'ancien président pour le
renverser en son absence a incontestablement facilité cette transition soft. « C'était la
condition sine qua non pour que nous agissions, explique un membre du Conseil militaire
pour la justice et la démocratie - la junte au pouvoir. Il était hors de question que l'acte de
naissance de la nouvelle Mauritanie soit entaché d'une seule goutte de sang ou d'une seule
incarcération. » Une petite merveille de coup d'État indolore. Mais, qu'on ne s'y trompe
pas, une vraie révolution.
Amnistie générale, ouverture des prisons, retour des exilés, mesures spectaculaires de
moralisation de la vie publique : depuis deux mois, les trois millions de Mauritaniens
vivent au rythme haletant du changement impulsé par celui que chacun ici appelle Ely et
par son Premier ministre Sidi Mohamed Ould Boubacar, un gestionnaire connu pour son
intégrité. Rien pourtant n'a plus marqué les esprits que la première décision annoncée par le
nouveau pouvoir - et qui constitue une mesure inédite dans le monde arabe et africain :
celle d'interdire de par la loi à chacun de ses membres, qu'ils soient militaires ou ministres,
de se présenter à l'élection présidentielle qui dans deux ans au plus tard marquera la fin de
la transition. L'armée mauritanienne, qui s'est toujours voulue la conscience et la garante de
la nation et dont les chefs président aux destinées de la Mauritanie depuis 1978, a donc
voulu démontrer qu'elle n'avait pas réalisé un putsch de plus. « Le mot de coup d'État ne
convient pas pour qualifier le 3 août, tient à dire Ely Ould Mohamed Vall. Je préfère celui
de rupture. Rupture avec un système usé jusqu'à la corde. »
Depuis son exil de Doha, au Qatar, Maaouiya Ould Taya appréciera, lui que l'on charge
désormais - il fallait s'y attendre - de tous les maux de la Mauritanie. Privée de son ennemi
favori, ou de son unique référent comme on voudra, la classe politique cherche, elle, de
nouveaux repères.
L'apprentissage de la liberté n'est pas chose facile, surtout quand un pouvoir en plein état
de grâce et que nul ne critique encore pousse chacun à prendre ses responsabilités en vue
de l'élection de 2007. Il faut abandonner le « TSM » (Tout sauf Maaouiya) qui tenait lieu de
programme, ouvrir des perspectives, nouer des alliances... Certains, comme Ahmed Ould
Daddah, que d'aucuns présentent déjà comme favori, multiplient les contacts et sont déjà en
précampagne. Mais deux ans, c'est à la fois court et long. Une chose est sûre, répète le
nouveau président : « Nous ne soutiendrons personne. »
Pour la première fois depuis son arrivée au pouvoir, le colonel Ely Ould Mohamed Vall, 52
ans, parle. Ce long entretien avec J.A.I. a été recueilli au cours de la nuit du 21 au 22
septembre, dans la résidence présidentielle qui jouxte le Palais et au sein de laquelle, là
encore, rien n'a changé. Toujours convaincu, parfois passionné, cet homme sec et sobre
livre ici sa vérité. De l'eau, du thé, des plats auxquels il touche à peine : il est toujours le
Vall que j'ai connu autrefois. Seule différence : il ne fume plus, lui qui grillait ses deux ou
trois paquets de Gitane sans filtre par jour. « J'ai arrêté, car je me suis rendu compte que
j'allais droit dans le mur, sourit-il, comme la Mauritanie à la veille du 3 août. » Un sevrage
qui, à l'écouter, a des allures de délivrance.
JAI
Jeune Afrique/l'intelligent : Pourquoi avez-vous renversé Maaouiya Ould Taya ?
Ely Ould Mohamed Vall : Pour comprendre ce qui s’est passé le 3 août 2005, je crois
qu’une rétrospective des formes et méthodes d’exercice du pouvoir en Mauritanie
s’impose. C’est la colonisation qui, ici comme ailleurs, a défini l’État. À cette époque, bien
évidemment, les décisions relevaient du seul administrateur colonial, sans que les colonisés
y soient de quelque manière associés. En 1960 survient l’indépendance, suivie presque
aussitôt du régime de parti unique. Un groupe d’hommes décide de tout, et le peuple est
prié d’avaliser et d’appliquer. Là encore, la déresponsabilisation est totale. Les pouvoirs
militaires qui se succèdent à partir de 1978 reproduisent le même système :
les Mauritaniens sont contraints de bénir l’action de dirigeants sur lesquels ils n’ont aucun
contrôle. Au début des années 1990, ce que l’on a appelé le vent de l’Est impose, de
l’extérieur, la démocratisation. Une nouvelle Constitution, irréprochable en matière de
libertés, est adoptée par référendum.
Seulement voilà : tout cela reste très largement formel. En pratique, c’est autre chose. L’exprésident
fonde en effet son propre parti, le PRDS [Parti républicain démocratique et
social], dont il se proclame le chef et qui devient ipso facto le parti-État. Ce fut sans doute
sa faute majeure. Dans un pays où la culture démocratique est balbutiante, nous en sommes
immédiatement revenus, par mimétisme, à un parti unique de fait. Du petit fonctionnaire au
ministre, en passant par l’homme d’affaires, tout le monde s’est précipité, non par
conviction mais par intérêt et opportunisme, au sein du PRDS. On a diabolisé une
opposition réduite à sa plus simple _expression, l’Assemblée nationale et le Sénat sont
devenus monocolores et ce qui restait comme individus en dehors de ce système clientéliste
a été contraint à la clandestinité ou à l’exil.
Résultat : une campagne outrancière de dénigrement de la Mauritanie, confondant
allègrement le peuple et ses dirigeants dans le même opprobre, s’est peu à peu développée
à l’extérieur sur les thèmes du racisme, de l’esclavagisme et du féodalisme. C’était bien sûr
excessif, mais l’opinion mauritanienne en a ressenti un profond malaise, presque un
sentiment de honte. Les gens se taisaient, comme résignés. L’erreur du pouvoir a été de
prendre ce silence pour un soutien alors que la fracture entre l’État-parti et la société était
chaque jour moins réversible, y compris à l’intérieur même du PRDS.
J.A.I. : La tentative sanglante de putsch du 8 juin 2003 était-elle la conséquence de
cette situation ?
E.O.M.V. : Absolument. Encore faut-il savoir qu’elle n’a pas été la première. Deux ou trois
autres ont eu lieu auparavant, étouffées dans l’oeuf et qui n’ont pas été révélées. Elle n’a
pas non plus été la dernière puisqu’un an plus tard, à la mi-2004, on a failli assister au
même scénario. Le 8 juin aurait pu et dû sonner comme un ultime avertissement pour
l’ancien président. Le tour de vis sécuritaire auquel il a immédiatement procédé démontre
qu’il n’a pas voulu le comprendre. Dès lors, le pays allait dans le mur, c’est-à-dire vers une
situation de crise absolument incontrôlable. Il fallait choisir.
J.A.I. : D’où votre coup d’État…
E.O.M.V. : Nous n’avons pas fait un coup d’État, mais un contre-coup d’État pour rétablir
une démocratie avortée. Je crois que cela découle de ce que je viens de vous dire. Pour le
reste, nous n’en faisons pas une affaire de personne : si putsch il y a eu, c’était contre un
système inique, pas contre l’homme qui l’incarnait et qui en était en quelque sorte le
produit. Renverser un homme sans toucher au système, cela n’aurait d’ailleurs été qu’un
coup d’État de plus. Notre action a été une action de rupture. À l’aune de notre parcours,
c’est, je crois, historique. Croyez-moi, tout va changer.
J.A.I. : Ne reconnaissez-vous pas à Maaouiya Ould Taya des résultats positifs dans le
domaine du développement économique et social de la Mauritanie ?
E.O.M.V. : Vous verrez dans les semaines à venir, au fur et à mesure que nous révélerons
le véritable bilan économique et social de la Mauritanie, à quel point cette réussite dont
vous parlez était factice et surtout ne profitait qu’à une infime minorité. Plus grave encore :
l’administration et la structure même de l’État étaient devenues des coquilles vides où seuls
comptaient le clientélisme et le griotisme. Il n’y avait plus de normes, plus de morale, seul
importait le degré de servilité à l’égard du pouvoir. C’était le royaume de l’illusion et de
l’image d’Épinal. Il y avait un décor, au sein duquel évoluait l’ex-président, et il y avait la
réalité. Il gouvernait la Mauritanie sans les Mauritaniens. Comment pouvait-il espérer
continuer ainsi ? Quand on se prend pour un homme providentiel et irremplaçable, on finit
immanquablement en dictateur.
J.A.I. : Vous avez été le directeur de la Sûreté nationale pendant vingt ans et, à ce
titre, très proche de Maaouiya Ould Taya. L’avez-vous mis en garde ? Avez-vous
attiré son attention sur les risques que sa politique faisait courir au pays et à lui-même
?
E.O.M.V. : Vous savez, il n’avait pas le moindre souci d’écouter quiconque. Ce genre de
système rend sourd et aveugle. On a beau vous dire, on a beau vous parler, vous n’entendez
toujours que votre propre écho.
J.A.I. : Vous ne vous sentez donc pas quelque part un peu responsable, ou coupable,
des errements que vous dénoncez aujourd’hui ?
E.O.M.V. : Dans ce type de régime, il y a deux attitudes possibles. Soit se mettre en dehors
et observer la dérive s’accomplir jusqu’à son terme sans intervenir. Soit rester à l’intérieur
et ne faire que ce que votre conscience et le service de l’État vous commandent de faire,
sans accepter d’être manipulé, encore moins de se salir les mains. À l’instar de beaucoup
de mes compatriotes, j’ai fait, moi, ce second choix, et je ne le regrette pas. Tout ce que j’ai
pu rectifier, corriger, arranger, je l’ai fait, je crois que tous les Mauritaniens vous le diront.
J.A.I. : Jusqu’au moment où la coupe a été pleine…
E.O.M.V. : Jusqu’au moment où nous avons perdu l’espoir que le système s’amende de
lui-même. Je vous jure que s’il y avait eu encore une chance, même réduite, pour que le
régime et l’homme qui était à sa tête se corrigent et reviennent à la raison, nous l’aurions
saisie. Nous n’avons recouru au coup de force qu’en extrême nécessité, comme un moindre
mal, à deux pas du gouffre.
J.A.I. : Maaouiya Ould Taya a qualifié votre coup d’État de « trahison ». Dans sa
logique, on peut le comprendre.
E.O.M.V. : Trahison par rapport à qui et à quoi ? Ni moi ni aucun officier de l’armée
mauritanienne ne s’est jamais considéré comme le serviteur d’un seul homme. Je ne suis
l’obligé de personne dans ce pays et je n’ai jamais courtisé quiconque pour obtenir un poste
ou un grade. J’ai servi une nation et un État, pas un individu.
J.A.I. : Tout de même, on peut considérer qu’en vous mobilisant à ses côtés le 8 juin
2003 pour faire échouer le putsch, vous et vos compagnons lui avez en quelque sorte
sauvé la mise. Pourquoi, puisque à l’époque votre diagnostic était déjà fait, ne pas
vous être rallié aux putschistes ?
E.O.M.V. : Ce n’est pas pour lui que nous avons rétabli l’ordre ! Si des dizaines d’officiers
se sont mobilisés ce jour-là, c’est parce qu’il fallait bien mettre un terme à une aventure
dont nous ignorions tout, aussi bien d’où elle venait que sur quoi elle allait déboucher. Que
l’ancien président en ait tiré momentanément bénéfice, quoi de plus normal. Nous avons
fait alors notre devoir, sans états d’âme et de notre propre initiative, pour le bien de la
Mauritanie. Le problème est qu’il n’a pas tiré de cette tentative les conclusions qui
s’imposaient. Juin 2003 fut une sonnette d’alarme. Il ne l’a pas entendue.
J.A.I. : Vous-même et les seize autres membres du Comité militaire, ainsi que le
Premier ministre et tous les membres du gouvernement ne pourrez vous présenter à la
prochaine élection présidentielle prévue pour 2007. C’est une décision qui est
sanctionnée par une loi. Pourquoi l’avoir prise ?
E.O.M.V. : Parce qu’il fallait impérativement rompre avec le système. Si j’avais été à la
place de l’ancien président, dans le même contexte que lui, j’aurais probablement agi
comme lui, peut-être en pire. C’est donc le système qui est intrinsèquement pervers, celui
qui a été écarté le 3 août n’en était que l’incarnation. Ce genre de système ne peut produire
que ce genre de pouvoir, en totale rupture avec le pays réel. Vingt ans sans craindre aucune
sanction, aucun contrôle, conduisent fatalement au vertige, puis à l’autisme. Pendant ce
temps, toute une génération de Mauritaniens est née, a grandi et a atteint la majorité avec le
même homme aux commandes de l’État : comment voulez-vous que ces dizaines de
milliers de jeunes se reconnaissent en lui et que lui-même les comprenne ?
J.A.I. : Sans doute. Mais pourquoi vous interdire, à vous et à vos collaborateurs, de
vous présenter, ne seraitce que pour un mandat non renouvelable ?
E.O.M.V. : Il n’y a pas de vraie rupture sans symbole. Il fallait marquer les esprits par un
geste fort, démontrer que le changement n’avait rien de cosmétique. Si qui que ce soit
d’entre nous se présente et quelle que soit sa bonne volonté démocratique, les
automatismes acquis depuis l’indépendance joueront forcément en sa faveur et fausseront
inévitablement le jeu. L’État et l’administration fonctionnent en Mauritanie avec des
réflexes quasi pavloviens : le pouvoir va au pouvoir, c’est un cercle vicieux. Nous devions
le briser une fois pour toutes, afin que la Mauritanie puisse renaître. Celui qui sera élu en
2007 sera intouchable et insoupçonnable. C’est le seul moyen pour que notre pays retrouve
sa virginité politique et morale.
J.A.I. : C’est donc clair : vous ne serez pas candidat et les Mauritaniens doivent vous
croire sur parole.
E.O.M.V. : Cela a été formalisé par une loi ! Comment pourrais-je avoir l’insolence de
prendre un tel engagement public et ensuite de me dédire ? Certes, me direz-vous, cela
s’est déjà vu. Mais je ne suis pas ce genre d’homme. Mes actes ont toujours été conformes
à mes paroles.
J.A.I. : Vous comprenez, néanmoins, que certains de vos compatriotes vous attendent
au tournant…
E.O.M.V. : Tout à fait. Moi-même, à leur place, je nourrirais quelques doutes, c’est
parfaitement normal : on les a tant de fois trompés. Mais je ne vais pas passer mon temps à
dissiper ces doutes. Il y a tellement à faire. Pour le reste, l’Histoire me jugera.
J.A.I. : La période de transition durera deux ans, avez-vous dit. Pourquoi ce délai ?
E.O.M.V. : C’est le délai à la fois maximal et raisonnable pour remettre la Mauritanie sur
les rails. Si, chemin faisant, il apparaît que ce délai puisse être raccourci, j’en serai le
premier satisfait.
J.A.I. : Exercer le pouvoir suscite des vocations inédites : celle de s’y accrocher par
exemple. Êtes-vous vacciné contre ce type de tentation ?
E.O.M.V. : Vous pensez que je vais succomber ? Je vous donne rendez-vous dans moins de
deux ans et nous verrons bien. Une chose est sûre : ni moi ni mes collègues du CMJD
n’envisageons une seule seconde de nous éterniser au-delà du délai fixé.
J.A.I. : Et si la classe politique unanime vous demande de prolonger la transition, ou
de revenir sur votre décision de ne pas vous présenter, que ferez-vous ?
E.O.M.V. : Alors, c’est que nous aurons tous échoué. Si les Mauritaniens souhaitent, pour
les diriger, un petit dictateur de plus – ce dont je doute fortement, – ils trouveront aisément
un candidat. En toute hypothèse, ce ne sera pas moi.
J.A.I. : Qui dirige la Mauritanie aujourd’hui ?
E.O.M.V. : Deux instances. Un Conseil militaire dont les compétences ont été fixées par
une charte constitutionnelle précise, composé de dix-sept membres qui, au nom de l’armée,
ont décidé de procéder au changement et d’être les inspirateurs d’un nouveau projet de
société. En tant qu’officier le plus ancien dans le grade le plus élevé, j’en suis en quelque
sorte le primus inter pares. Et un gouvernement qui sous la direction du CMJD mène une
politique de redressement politique, économique et moral du pays.
J.A.I. : Quelle place accorder demain à l’armée mauritanienne en tant qu’institution
? Peut-on l’imaginer en caution et garantie du pouvoir civil, un peu comme en Algérie
ou en Turquie ?
E.O.M.V. : Je ne peux vous répondre qu’à titre personnel. Je souhaite une armée
républicaine respectueuse de l’ordre constitutionnel, comme dans n’importe quelle
démocratie.
J.A.I. : L’une de vos premières décisions a été de proclamer une amnistie générale, y
compris pour les putschistes de juin 2003…
E.O.M.V. : J’ai beaucoup réfléchi à cette question. Je crois que c’était indispensable pour
que la Mauritanie s’engage sur la bonne voie.
J.A.I. : Pas de chasse aux sorcières, ni d’esprit de revanche ?
E.O.M.V. : Non. Nous devons mettre les compteurs à zéro, c’est une affaire d’état d’esprit.
Il n’y aura pas de vendetta vis-à-vis de qui que ce soit. Regardons l’avenir et oublions le
passé. La reconstruction, l’apaisement, la symbiose nationale priment tout le reste, quitte à
faire l’impasse sur certains comportements anciens et répréhensibles. La Mauritanie
nouvelle ne peut se bâtir sur les règlements de comptes.
J.A.I. : Qu’est-ce qui empêchera le futur pouvoir issu des urnes en 2007 de rouvrir ces
dossiers?
E.O.M.V. : Je ne pense pas qu’il le fera. Ou alors, cela signifiera que nous avons failli à
notre tâche qui est d’imprégner chaque Mauritanien de l’esprit de tolérance et de
réconciliation. Nous avons montré la voie : pour la première fois dans l’histoire de ce pays,
nul n’est allé en prison après un changement de pouvoir. Au contraire, les prisons se sont
vidées.
J.A.I. : Rien donc, dans le fond comme dans la forme, ne s’oppose à ce que l’ancien
président Ould Taya rentre en Mauritanie demain ?
E.O.M.V. : Personne ne l’empêche de revenir. J’ai dit, dès le premier jour, que tout
Mauritanien était libre d’entrer et de sortir. Sa sécurité sera assurée comme celle de
n’importe quel citoyen de ce pays.
J.A.I. : Bénéficiera-t-il, dans ce cas, du statut et des avantages réservés aux anciens
chefs d’État ?
E.O.M.V. : Cela dépendra de lui-même et de son comportement, tout simplement.
J.A.I. : Rien ne l’empêche non plus de se présenter à l’élection présidentielle de 2007.
E.O.M.V. : Aucune disposition ne s’y oppose jusqu’à présent. Mais, de vous à moi, je le
vois très mal être candidat en 2007. Sauf s’il persiste à ne pas mesurer l’état d’esprit réel
des Mauritaniens à son égard.
J.A.I. : Il existe, dans ce pays, un problème et un malaise non résolus : celui de sa
communauté noire. Comment comptez-vous y remédier ?
E.O.M.V. : Je suis un peu sidéré par cette dichotomie artificielle entre Négro-Mauritaniens
et Arabo-Berbères, dont on nous rebat les oreilles. La population de ce pays n’est pas
homogène, c’est un fait. Mais ce n’est pas une originalité mondiale, que je sache. Il y a ici
et là des crispations identitaires et des revendications communautaires. Soit. Encore une
fois : nous sommes très loin d’être les seuls. Ce qui nous est spécifique, c’est qu’à un
moment donné, sous l’influence de deux extrémismes opposés et contradictoires, des
événements dramatiques à connotation raciale ont éclaté. De cela, ces deux extrémismes
sont responsables. Ce qui importe aujourd’hui, c’est de fonder un État de droit, non un État
ethnique ou un État tribal, mais un véritable État de droit au sein duquel chaque citoyen
jouira des mêmes droits et aura les mêmes devoirs. C’est l’unique moyen de dépasser cette
exacerbation dont vous parlez et de panser cette blessure. J’ajouterai un impératif absolu :
que ce problème, comme tous les autres d’ailleurs, se règle chez nous et entre nous et non
pas depuis l’étranger.
J.A.I. : Cette exacerbation des relations intercommunautaires en Mauritanie est-elle à
placer au débit de l’ancien régime ?
E.O.M.V. : Il y a eu incontestablement des maladresses qui ont été commises dans la
gestion des comportements extrémistes des deux bords. Les réactions du pouvoir n’ont pas
été celles qu’il fallait pour calmer le jeu.
J.A.I. : Des réfugiés négro-mauritaniens continuent de camper sur la rive sénégalaise
du fleuve. Qu’avez-vous à leur dire ?
E.O.M.V. : Je dis et je redis que tout Mauritanien où qu’il soit – sur terre, sur la lune ou sur
la planète Mars – peut rentrer immédiatement chez lui. Il suffit simplement que sa
nationalité mauritanienne soit avérée.
J.A.I. : Et vous leur garantissez l’égalité des chances, quelle que soit la couleur de leur
peau ?
E.O.M.V. : Je leur garantis de vivre dans un pays où la citoyenneté de chacun sera
pleinement respectée. Ce que vous venez de dire découle naturellement de cela.
J.A.I. : Y a-t-il un problème islamiste en Mauritanie et, si oui, comment le traiter ?
E.O.M.V. : S’agissant des islamistes qui ont opté pour la violence ou qui sont affiliés à une
organisation prônant la lutte armée, il est clair que la loi doit s’appliquer. C’est une
question de sécurité nationale et de respect de nos engagements internationaux en la
matière.
J.A.I. : Un parti religieux a-t-il sa place en Mauritanie ?
E.O.M.V. : La Mauritanie est un pays à cent pour cent musulman où l’islam appartient à
tous et à chacun. Dans ce cadre, nul ne peut s’en arroger le monopole. Nous ne pouvons
donc en aucun cas tolérer l’existence d’un parti islamiste qui prétendrait détenir
l’_expression politique de la religion. Ce serait inacceptable et inconstitutionnel. Je crois
que j’ai été clair.
J.A.I. : Vous allez avoir à gérer, à partir du début de 2006, les premiers revenus du
pétrole mauritanien. À l’échelle du pays, c’est une révolution qui s’annonce.
Comment comptez-vous vous y prendre ?
E.O.M.V. : Dans le cadre de la bonne gouvernance. La Mauritanie vient tout juste
d’annoncer son adhésion à l’initiative de Johannesburg pour la transparence des revenus
pétroliers, qui oblige les sociétés et le gouvernement à la plus grande limpidité en ce
domaine. Il n’y aura ni secret, ni caisse noire. L’utilisation de chaque pétrodollar pourra
être contrôlée par tout un chacun. Dans la gestion des affaires publiques, c’est désormais la
moralité qui doit primer tout autre comportement.
J.A.I. : Le pouvoir, en général, enrichit. Serez-vous une exception ?
E.O.M.V. : Écoutez, pour cela comme pour le reste, je n’ai pour l’instant que ma parole à
vous opposer. Alors, rendez-vous dans deux ans. Nous ferons les comptes ensemble.
J.A.I. : Certains disent que, le 3 août, on a assisté à la chute d’une tribu – celle de
l’ancien président Ould Taya, les Smassides – et à l’avènement d’une autre – la vôtre,
les Ouled Bousbaa…
E.O.M.V. : Cette vision étriquée et réductrice des réalités de la Mauritanie n’est pas la
mienne. Certes, ce pays est un pays où le tribalisme est encore présent. Mais son influence
n’existe que si l’État l’accepte et l’encourage et que si le chef de l’État décide de
l’instrumentaliser. Ce qui s’est passé le 3 août n’a été le fait d’aucune tribu et n’a été dirigé
contre aucun groupe particulier. Interrogez les Mauritaniens : ils ne souhaitent qu’une
chose, qu’on en finisse avec le tribalisme.
J.A.I. : Pas de tribu sinistrée, donc…
E.O.M.V. : Non, en aucun cas.
J.A.I. : Ni de tribu triomphante.
E.O.M.V. : Non plus. Encore moins celle à laquelle vous pensez. Elle n’aura pas plus que
les autres, puisque vous m’obligez à parler en ces termes.
J.A.I. : Qu’y a-t-il à rectifier dans le domaine des relations de la Mauritanie avec
l’extérieur ?
E.O.M.V. : Beaucoup de choses. À l’évidence, ce pays était en état de rupture avec les
deux ensembles auxquels il appartient naturellement. Le monde arabe tout d’abord : depuis
la première guerre du Golfe, nos rapports avec un certain nombre de pays se sont
considérablement dégradés, à quoi se sont ajoutées des crises bilatérales avec tel ou tel.
Nous avons fini par être isolés, et notre voix ne comptait plus guère.
J.A.I. : L’établissement de relations diplomatiques avec Israël en 1999 n’a pas arrangé
les choses…
E.O.M.V. : Je crois qu’il faut dissocier ce point précis du schéma d’ensemble. D’une part,
Israël est un État membre des Nations unies, de l’autre la Mauritanie a toujours milité pour
la reconnaissance des droits du peuple palestinien. Nous n’avons donc aucune leçon à
recevoir sur ce terrain. La décision de reconnaissance qui a été prise repose sur un constat :
de 1947 jusqu’aux accords d’Oslo, la politique de la confrontation n’a produit aucun
résultat pour la cause palestinienne. Les Palestiniens se sont ensuite librement engagés dans
un processus de négociation et de dialogue avec Israël. C’est pour cela qu’à l’instar d’un
certain nombre d’autres pays arabes nous nous sommes orientés sur cette voie. Cette
décision, la Mauritanie l’assume totalement et en toute connaissance de cause. Il n’y a pas
d’autre chemin pour un règlement juste et équitable de ce douloureux conflit.
J.A.I. : Il n’y a pas non plus de consensus national en Mauritanie autour de cette
affaire, c’est le moins que l’on puisse dire…
E.O.M.V. : Sans doute. Tout comme il n’y a pas de consensus arabe. Mais il faut avoir le
courage de ne pas tourner le dos à la réalité. Chacun est d’accord avec le schéma des deux
États, nous ne faisons qu’en tirer les conclusions qui s’imposent.
J.A.I. : Pas question donc de revenir en arrière.
E.O.M.V. : Non seulement nous ne reviendrons pas sur cette décision, mais je suis
persuadé que tout le monde y viendra.
J.A.I. : Et avec l’Afrique noire ?
E.O.M.V. : Mettons les choses au point. La Mauritanie n’est pas seulement africaine –
d’Afrique subsaharienne j’entends – pour la raison que vit sur son sol une importante
communauté négro-mauritanienne. Géographiquement, ethniquement, mentalement, la
Mauritanie est africaine. Nous étions en train de devenir une sorte de pays offshore, à la
marge de deux mondes, alors que nous sommes à la fois viscéralement africains et
viscéralement arabes. Cette double marginalité était une source constante de déstabilisation
interne. Réconcilier la Mauritanie avec son arabité et avec son africanité, voilà l’objectif.
J.A.I. : Vous revendiquez donc une identité plurielle ?
E.O.M.V. : Non. Une identité mauritanienne, c’est-à-dire africaine et arabe en même
temps.
J.A.I. : On en revient à la Mauritanie trait d’union, chère au défunt Mokhtar Ould
Daddah…
E.O.M.V. : Je ne me reconnais pas dans cette formule. Le trait d’union, ce n’est rien
d’autre qu’un signe typographique. À la limite, c’est la négation de deux appartenances.
Quand on est un trait d’union, on n’est nulle part. Moi, je suis profondément arabo-africain,
à l’image de mon pays. Mon arabité et mon africanité n’ont pas besoin d’être réunies, elles
ne font qu’une.
J.A.I. : La Mauritanie va-t-elle réintégrer la Cedeao, qu’elle a quittée il y a six ans ?
E.O.M.V. : Nous n’excluons ni ne négligeons rien de ce qui peut améliorer nos rapports
avec l’extérieur. Mais ce qui nous importe pour l’instant, ce sont les relations bilatérales.
En ce qui concerne les organisations internationales, je crois qu’il est plus sain que toute
décision en ce domaine soit prise par le gouvernement issu des élections libres et
transparentes de 2007.
J.A.I. : Entre le Maroc et l’Algérie, le coeur et les positions de la Mauritanie ont
toujours balancé, sans jamais trouver d’équilibre. Le moment de la sérénité est-il
venu ?
E.O.M.V. : Nous ferons tout pour avoir les meilleures relations avec ces deux États frères
et voisins, sans parti pris et donc sans préjudice pour qui que ce soit. Quant à l’affaire du
Sahara, notre position est connue : stricte neutralité, parfaite conformité avec les décisions
internationales en la matière et recherche constante d’une solution consensuelle.
J.A.I. : Le fait d’avoir fréquenté l’Académie militaire de Meknès pendant votre
jeunesse n’induit-il pas chez vous une sorte de tropisme promarocain ?
E.O.M.V. : Pourquoi donc ? J’ai fait aussi mes études en France et cela n’a jamais induit
chez moi un tropisme profrançais ! Soyons sérieux. Si vous voulez absolument m’étiqueter
comme proceci, dites que je suis promauritanien, au moins vous ne vous tromperez pas.
J.A.I. : Parlons de la France, justement. Les rapports de votre prédécesseur avec
l’ancienne puissance coloniale étaient empreints d’une certaine méfiance, alors qu’ils
étaient devenus très étroits avec les États-Unis. Cela va-t-il changer ?
E.O.M.V. : Je ne vois absolument pas en quoi les très bons rapports que la Mauritanie
entretient avec Washington – et que nous entendons maintenir – pourraient nous empêcher
de rehausser la relation franco-mauritanienne au niveau où elle mérite de se situer. Nous
n’avons aucune intention de jouer l’un contre l’autre, personne n’aurait à y gagner, et
surtout pas la Mauritanie.
J.A.I. : L’une des raisons de la dégradation des relations entre Nouakchott et Paris a
été l’arrestation en France en 1999 – puis la condamnation par contumace en juillet
dernier – d’un officier mauritanien, le capitaine Ely Oud Dah, accusé de « crimes
contre l’humanité » sur des militaires négro-mauritaniens. Que pensez-vous de cette
affaire ?
E.O.M.V. : Je crois que cette arrestation était à la fois injuste, inopportune et qu’elle
n’avait pas sa raison d’être. Les événements de 1989 qui ont produit ce type de dossier
furent des événements exceptionnels qui doivent être analysés globalement, dans toute leur
complexité et non pas de l’extérieur en isolant le cas de tel ou tel officier. C’est à nous,
Mauritaniens, qu’il appartient de gérer en Mauritanie ce genre d’affaire.
J.A.I. : Il y a officiellement en France 3 400 ressortissants mauritaniens bénéficiaires
du statut de réfugiés politiques – ce qui en fait la seconde communauté africaine dans
ce cas après les Congolais de RDC. Qu’avez-vous à leur dire ?
E.O.M.V. : Je leur dis de rentrer au pays, quand ils le souhaitent. Depuis le 3 août,
l’appellation de réfugié politique mauritanien n’a plus aucun sens. Tout le monde est libre.
Il n’y a plus un seul détenu politique, il n’y a plus non plus d’opposition au sens strict du
terme. Nous agissons en pleine symbiose avec les partis politiques et avec la société civile.
Aux leaders d’opinion de s’organiser et de se préparer pour 2007. À eux de prendre leurs
responsabilités et de se montrer dignes des Mauritaniens. Dans moins de deux ans, nous
allons leur remettre le pouvoir, la balle sera dans leur camp et un nouveau chapitre
s’ouvrira dans l’histoire de la Mauritanie.
Propos recueillis à Nouakchott par François Soudan
Samedi 6 août 2005, Colonel Ely Ould Mohamed Vall, Président du Conseil Militaire
pour la Justice et la Démocratie, s’est entretenu avec l’ensemble des partis politiques
mauritaniens dans un salon de la Présidence de la République. Voici, à quelques mots
prés, l’essentiel de cette allocution :
« Je vous reçois pour la première fois, tous en même temps, au même endroit, dans le
même lieu, pour éviter tout quiproquo quant à la neutralité du Conseil Militaire par rapport
à l’ensemble des partis politiques. A partir de ce moment, je suis à votre disposition, pour
vous recevoir, sur votre demande. Quelque soient vos convictions, votre disposition
d’esprit politique sur tout ce qui a été fait, nous resterons à tout moment à votre écoute,
pour tout ce que nous voulons faire avec vous par la suite, dans la volonté la plus absolue,
la plus transparente et la plus sincère. »
« Ceci dit, et il ne s’agit pas d’un débat, je vais essayer de vous dire quelles sont les raisons
des changements. Ceci est notre vision des choses. Vous pouvez en avoir une autre, le débat
se fera dans l’arène politique, lorsqu’il aura sa raison d’être. Depuis un certain temps le
pays est dans l’impasse totale, politique, institutionnelle et constitutionnelle. Pourquoi cette
impasse ? Vous êtes là depuis longtemps, vous avez vécu les institutions du pays. Les plus
jeunes d’entre vous sont nés au moins en 1960… Au moment de l’indépendance, notre
pays avait opté pour un parti unique, avec ses conséquences sur lesquelles je ne
m’attarderai pas. En 1978 il y a eu le changement militaire, avec les SEM pour combler le
vide politique. Les SEM se sont avérées être un parti politique en quadrillant les masses
selon les mêmes formes, les mêmes méthodes et la même approche, ainsi que dans la
gestion politique des affaires du pays. »
« Au début des années 90, sous la houlette de la démocratisation dans le monde, notre pays
a opté pour la démocratie. Une constitution a été adoptée par référendum. Elle vaut ce
qu’elle vaut, mais c’est quand même une constitution. Il y a eu les élections présidentielles.
On peut en penser ce qu’on veut mais ce sont quand même des élections. Il y a eu les
législatives. Elles valent ce qu’elles valent mais ce sont quand même des élections. Au
total, ce fut un progrès notable par les libertés pour les personnes, les partis, la presse et
dans d’autres domaines. Cela a ouvert une expérience nouvelle dans notre pays, la plus
intéressante depuis l’indépendance. Malheureusement, je dis bien malheureusement, ce
processus portait en lui-même le germe de sa propre mort, parce que non garanti d’un nonretour
aux formes anciennes dans lesquelles l’Etat était géré. »
« Qu’est-ce qui s’est passé ? C’est simple. Il y a bon nombre de partis d’opinion mais
l’erreur mortelle est venue du fait que l’ex-Président, en s’instituant Président d’un parti a
vicié le jeu politique, un parti est devenu le parti de l’Etat, le parti du Président.
(Applaudissements frénétiques). Je n’ai nulle honte de dire que j’ai appartenu au système,
que je l’ai servi, mais les dérives arrivent par fatalité, parfois par inversion, parfois par
manque de vigilance. Malheureusement nous sommes dans le tiers-monde : notre pain
quotidien dépend de l’Etat, aucun parti ne peut le concurrencer. (Applaudissements). Je ne
jette l’anathème sur personne. Chacun se met à aggraver la situation de lui-même, du
planton au plus grand responsable. L’engouement aidant, on arrive à un retour inéluctable
au parti unique et à ses pratiques. Tout ce qui n’est pas moi est négatif, inexistant, à
réprimer, tout à fait inacceptable, tout est entrepris pour perpétuer le SG de manière
personnelle. Ceci on n’y peut rien. Seule la volonté du chef pourrait y mettre fin, même le
Parti du Président n’avait la possibilité de mettre fin aux fonctions du Président. Il en est
ainsi de la fatalité dans le tiers-monde, c’est la pérennisation du pouvoir personnel. »
« Mais nous ne sommes plus dans les années 60. Les Mauritaniens ont le téléphone, ils
regardent la télé, dans tous les coins du pays, et s’ils peuvent pas devenir Américains ou
Français, ils veulent être comme les Maliens, comme les Sénégalais. (Applaudissements,
debout). La situation du pays est dangereuse. Il n’y a aucun espoir d’alternance. Les acteurs
politiques et ceux de la société civile n’avaient aucun recours légal en tant que partenaires
pour la stabilité. En désespoir de cause il n’y avait que deux choix : soit se saborder comme
certains dans cette salle l’ont fait, soit se voir atomisés, soit exprimer sa réprobation dans
l’arène politique. Nous avons connu toutes les situations. Ce blocage total de la situation
des partis politiques a engendré d’autres réactions incontrôlées, des actions de
groupuscules non autorisés qui pourraient mener le pays à des situations de type ivoirien,
somalien. »
« Alors nous dira-t-on (et je dis que je n’ouvre pas les débats), le PRDS peut mettre des
milliers de militants dans la rue… Causescu a pu le faire à la veille de son renversement, le
Parti Communiste Russe pouvait le faire par millions, mais tout cela n’a pu empêcher la
déliquescence. Voilà, à peu près, ce que je voulais vous dire pour les raisons qui ont vicié
notre système et faisaient courir de graves risques au pays, à l’Etat. Vous me direz ce que
vous avez fait c’est un coup d’Etat, ce n’est pas légal. Je vous répondrai que le Coup d’Etat
s’est fait le premier jour de la mise en place des institutions. Je n’ai eu recours au coup
d’Etat que parce qu’il n’y avait pas d’autre issue. Pour éviter les scénarios à l’ivoirienne ou
à la somalienne, j’ai essayé de le faire avec le moins de dégâts, et je n’ai d’autre but que
dégripper la machine dans le temps le plus court possible. Comment ? Qu’est-ce que je
propose ? Comment dégripper la machine pour éviter qu’elle ne le soit plus à l’avenir ?
C’est très simple. »
« Modifier trois éléments de la Constitution :
1°) L’obligation de deux mandats présidentiels.
A l’expérience, dans le tiers-monde, il est arrivé que quelqu’un modifie cette disposition…
Il s’agira de prévoir le mécanisme nécessaire pour le prévenir, en prenant des dispositions
pour que ce ne soit pas possible.
2°) La durée du mandat présidentiel : 4, 5 ou 6 ans. Laissons la question aux débats qui
auront lieu.
3°) Une question technique à résoudre : l’article 104.
Afin que les débats ne s’éternisent pas, n’allons pas plus loin pour la constitution, laissons
le soin à l’Assemblée nationale qui sera élue d’envisager des révisions plus profondes,
voire la conception de nouveaux textes. »
« Comment vous donner la garantie que c’est honnête. Je n’ai que ma parole et les actes
qui vont suivre. Dans un an au maximum la constitution devra être révisée, ou même
moins, après les débats. Le temps dépendra de la seule capacité de l’Etat d’organiser ce
référendum. Immédiatement après les élections présidentielles et législatives, le tout dans
un délai maximum de deux ans. »
« Quelles sont les garanties que je peux vous donner ?
1°) Ni le Président du Conseil Militaire, ni les membres du Conseil, ni le Premier ministre,
ni les membres du Gouvernement ne seront candidats à la présidence et au parlement.
2°) 1 CNE (consultative, de supervision ou indépendante). Sa nature sera discutée avec
vous…
3°) L’ensemble des pays, toutes les organisations internationales seront autorisées à
envoyer des représentants pour juger de la transparence des élections.
4°) Le Conseil Militaire ne cooptera ni n’adoptera un quelconque parti politique, jusqu’à la
fin du processus. »
« Une fois le processus terminé, le Conseil Militaire sera dissout. »
« Nous essayerons d’améliorer le plus possible les choses : la justice, l’administration. »
« Que vous y croyiez ou pas, notre sincérité est totale, notre volonté est totale de faire
aboutir le processus de cette manière. Votre rôle est primordial. A vous de le jouer ou de ne
pas le jouer. Personne ne peut l’assumer à votre place. Vous avez la possibilité de mettre
votre pays dans le droit et de résoudre désormais les conflits sur cette base. »
« Le gouvernement sera en place et sera à votre écoute. Quant à moi, je suis à votre
disposition, pour vous recevoir et discuter avec vous, sur ma demande ou sur la vôtre. »
Je vous remercie.
Par Samba Dia
sous-entendue dans l’idéologie des racistes, ses propos se justifient dans sa logique :
partant du principe que les noirs ne sont pas des mauritaniens, on arrive aisément à la
conclusion qu’aucun mauritanien n’a été déporté en 1989 puisqu’aucun maure n’a été
chassé de la Mauritanie. C’est la pièce manquante du puzzle qu’Ely n’a pas osé livrer à ses
interlocuteurs. Je ne vais pas me livrer à mon exercice favori d’analyser les discours ou de
les commenter, mais je vous les livre pour que chacun les apprécie à sa façon.
Pour mieux comprendre son attitude, il faut replonger dans les archives. Dans ce qui suit,
une conférence de presse ainsi qu’une interview accordée à Jeune Afrique l’Intelligent
permettra de nous rafraichir la mémoire.
Voici les propos rapportés par l’AFP le 09 Octobre 2005 lorsque le Président Ely faisait sa
première sortie médiatique sur la question de ce qu’il ne reconnait plus aujourd’hui : « La
question des réfugiés (au Sénégal et au Mali) est une question nationale, je n'occulterai
aucune question nationale, ce serait une lâcheté, mais chaque chose sera traitée en son
temps ».
Le Colonel Ould Mohamed Vall a précisé que le problème des réfugiés sera traité en deux
temps. En premier lieu, " tout Mauritanien qui se présentera à la frontière peut
rentrer s'il en a la preuve (de son identité, ndlr), sinon, une enquête sera ouverte pour son
identification ".
" En deuxième lieu, si cela ne suffit pas, les parlement et président qui seront élus devront
se pencher sur le passif humanitaire de l'ancien régime et trouver les solutions qui
conviennent ", a-t-il indiqué sans plus de détail. Il a précisé que toute solution dans ce
domaine devra être recherchée " à la mauritanienne, par des Mauritaniens, loin de toute
pression étrangère qui ne peut être que nuisible et inacceptable en période de transition ".
Allocution prononcée par Eli O. Md Vall lors de son entretien avec les partis
politiques
Interview à Jeune Afrique l'Intelligent n° 2334
Pour la première fois depuis son accession au pouvoir le 3 août, le nouveau président de la
Mauritanie parle.
Rien, ou si peu de choses ont changé en apparence à Nouakchott qu’il faut de longs instants
d’immersion pour mesurer l’ampleur de la « révolution de velours » qui, depuis le coup
d’État du 3 août, bouleverse la Mauritanie. Sous le ciel sombre de cette fin septembre, la
présidence de béton et de marbre gris que Maaouiya Ould Taya s’était fait construire par
une petite armée d’ouvriers chinois et de paysagistes marocains respire le même calme
aseptisé. Du protocole à la sécurité, les hauts fonctionnaires et les gardes du corps sont
toujours à leur poste et pas un fauteuil, pas un ouvrage pieux de la bibliothèque du bureau
présidentiel n'a été déplacé. Seul l'hôte des lieux a changé.
Debout, décontracté, les mains dans les poches - tout le contraire de son prédécesseur -, le
colonel Ely Ould Mohamed Vall, nouveau chef de l'État, arpente en souriant la moquette
beige du saint des saints : « Oui, c'est vrai, je n'ai rien modifié ici. La sécurité est la même,
et alors ? Rien ne peut vous protéger si le peuple ne vous suit pas. À la veille du 3 août, on
pensait que tout était contrôlé, surveillé, verrouillé. Voyez ce qui s'est passé : c'était un
château de cartes. » Dans un coin de la vaste pièce, au pied d'une lourde tenture, repose un
tapis de prière à demi replié. C'est sans doute le seul apport personnel d'un homme qui, il le
dit et le répète, n'est ici que de passage.
Révolution en douceur, donc. Trois ou quatre mises en résidence surveillée - mesures
levées depuis -, pas un coup de feu, aucune trace de chasse aux sorcières : le fait que les
chefs de l'armée aient choisi d'attendre un voyage à l'étranger de l'ancien président pour le
renverser en son absence a incontestablement facilité cette transition soft. « C'était la
condition sine qua non pour que nous agissions, explique un membre du Conseil militaire
pour la justice et la démocratie - la junte au pouvoir. Il était hors de question que l'acte de
naissance de la nouvelle Mauritanie soit entaché d'une seule goutte de sang ou d'une seule
incarcération. » Une petite merveille de coup d'État indolore. Mais, qu'on ne s'y trompe
pas, une vraie révolution.
Amnistie générale, ouverture des prisons, retour des exilés, mesures spectaculaires de
moralisation de la vie publique : depuis deux mois, les trois millions de Mauritaniens
vivent au rythme haletant du changement impulsé par celui que chacun ici appelle Ely et
par son Premier ministre Sidi Mohamed Ould Boubacar, un gestionnaire connu pour son
intégrité. Rien pourtant n'a plus marqué les esprits que la première décision annoncée par le
nouveau pouvoir - et qui constitue une mesure inédite dans le monde arabe et africain :
celle d'interdire de par la loi à chacun de ses membres, qu'ils soient militaires ou ministres,
de se présenter à l'élection présidentielle qui dans deux ans au plus tard marquera la fin de
la transition. L'armée mauritanienne, qui s'est toujours voulue la conscience et la garante de
la nation et dont les chefs président aux destinées de la Mauritanie depuis 1978, a donc
voulu démontrer qu'elle n'avait pas réalisé un putsch de plus. « Le mot de coup d'État ne
convient pas pour qualifier le 3 août, tient à dire Ely Ould Mohamed Vall. Je préfère celui
de rupture. Rupture avec un système usé jusqu'à la corde. »
Depuis son exil de Doha, au Qatar, Maaouiya Ould Taya appréciera, lui que l'on charge
désormais - il fallait s'y attendre - de tous les maux de la Mauritanie. Privée de son ennemi
favori, ou de son unique référent comme on voudra, la classe politique cherche, elle, de
nouveaux repères.
L'apprentissage de la liberté n'est pas chose facile, surtout quand un pouvoir en plein état
de grâce et que nul ne critique encore pousse chacun à prendre ses responsabilités en vue
de l'élection de 2007. Il faut abandonner le « TSM » (Tout sauf Maaouiya) qui tenait lieu de
programme, ouvrir des perspectives, nouer des alliances... Certains, comme Ahmed Ould
Daddah, que d'aucuns présentent déjà comme favori, multiplient les contacts et sont déjà en
précampagne. Mais deux ans, c'est à la fois court et long. Une chose est sûre, répète le
nouveau président : « Nous ne soutiendrons personne. »
Pour la première fois depuis son arrivée au pouvoir, le colonel Ely Ould Mohamed Vall, 52
ans, parle. Ce long entretien avec J.A.I. a été recueilli au cours de la nuit du 21 au 22
septembre, dans la résidence présidentielle qui jouxte le Palais et au sein de laquelle, là
encore, rien n'a changé. Toujours convaincu, parfois passionné, cet homme sec et sobre
livre ici sa vérité. De l'eau, du thé, des plats auxquels il touche à peine : il est toujours le
Vall que j'ai connu autrefois. Seule différence : il ne fume plus, lui qui grillait ses deux ou
trois paquets de Gitane sans filtre par jour. « J'ai arrêté, car je me suis rendu compte que
j'allais droit dans le mur, sourit-il, comme la Mauritanie à la veille du 3 août. » Un sevrage
qui, à l'écouter, a des allures de délivrance.
JAI
Jeune Afrique/l'intelligent : Pourquoi avez-vous renversé Maaouiya Ould Taya ?
Ely Ould Mohamed Vall : Pour comprendre ce qui s’est passé le 3 août 2005, je crois
qu’une rétrospective des formes et méthodes d’exercice du pouvoir en Mauritanie
s’impose. C’est la colonisation qui, ici comme ailleurs, a défini l’État. À cette époque, bien
évidemment, les décisions relevaient du seul administrateur colonial, sans que les colonisés
y soient de quelque manière associés. En 1960 survient l’indépendance, suivie presque
aussitôt du régime de parti unique. Un groupe d’hommes décide de tout, et le peuple est
prié d’avaliser et d’appliquer. Là encore, la déresponsabilisation est totale. Les pouvoirs
militaires qui se succèdent à partir de 1978 reproduisent le même système :
les Mauritaniens sont contraints de bénir l’action de dirigeants sur lesquels ils n’ont aucun
contrôle. Au début des années 1990, ce que l’on a appelé le vent de l’Est impose, de
l’extérieur, la démocratisation. Une nouvelle Constitution, irréprochable en matière de
libertés, est adoptée par référendum.
Seulement voilà : tout cela reste très largement formel. En pratique, c’est autre chose. L’exprésident
fonde en effet son propre parti, le PRDS [Parti républicain démocratique et
social], dont il se proclame le chef et qui devient ipso facto le parti-État. Ce fut sans doute
sa faute majeure. Dans un pays où la culture démocratique est balbutiante, nous en sommes
immédiatement revenus, par mimétisme, à un parti unique de fait. Du petit fonctionnaire au
ministre, en passant par l’homme d’affaires, tout le monde s’est précipité, non par
conviction mais par intérêt et opportunisme, au sein du PRDS. On a diabolisé une
opposition réduite à sa plus simple _expression, l’Assemblée nationale et le Sénat sont
devenus monocolores et ce qui restait comme individus en dehors de ce système clientéliste
a été contraint à la clandestinité ou à l’exil.
Résultat : une campagne outrancière de dénigrement de la Mauritanie, confondant
allègrement le peuple et ses dirigeants dans le même opprobre, s’est peu à peu développée
à l’extérieur sur les thèmes du racisme, de l’esclavagisme et du féodalisme. C’était bien sûr
excessif, mais l’opinion mauritanienne en a ressenti un profond malaise, presque un
sentiment de honte. Les gens se taisaient, comme résignés. L’erreur du pouvoir a été de
prendre ce silence pour un soutien alors que la fracture entre l’État-parti et la société était
chaque jour moins réversible, y compris à l’intérieur même du PRDS.
J.A.I. : La tentative sanglante de putsch du 8 juin 2003 était-elle la conséquence de
cette situation ?
E.O.M.V. : Absolument. Encore faut-il savoir qu’elle n’a pas été la première. Deux ou trois
autres ont eu lieu auparavant, étouffées dans l’oeuf et qui n’ont pas été révélées. Elle n’a
pas non plus été la dernière puisqu’un an plus tard, à la mi-2004, on a failli assister au
même scénario. Le 8 juin aurait pu et dû sonner comme un ultime avertissement pour
l’ancien président. Le tour de vis sécuritaire auquel il a immédiatement procédé démontre
qu’il n’a pas voulu le comprendre. Dès lors, le pays allait dans le mur, c’est-à-dire vers une
situation de crise absolument incontrôlable. Il fallait choisir.
J.A.I. : D’où votre coup d’État…
E.O.M.V. : Nous n’avons pas fait un coup d’État, mais un contre-coup d’État pour rétablir
une démocratie avortée. Je crois que cela découle de ce que je viens de vous dire. Pour le
reste, nous n’en faisons pas une affaire de personne : si putsch il y a eu, c’était contre un
système inique, pas contre l’homme qui l’incarnait et qui en était en quelque sorte le
produit. Renverser un homme sans toucher au système, cela n’aurait d’ailleurs été qu’un
coup d’État de plus. Notre action a été une action de rupture. À l’aune de notre parcours,
c’est, je crois, historique. Croyez-moi, tout va changer.
J.A.I. : Ne reconnaissez-vous pas à Maaouiya Ould Taya des résultats positifs dans le
domaine du développement économique et social de la Mauritanie ?
E.O.M.V. : Vous verrez dans les semaines à venir, au fur et à mesure que nous révélerons
le véritable bilan économique et social de la Mauritanie, à quel point cette réussite dont
vous parlez était factice et surtout ne profitait qu’à une infime minorité. Plus grave encore :
l’administration et la structure même de l’État étaient devenues des coquilles vides où seuls
comptaient le clientélisme et le griotisme. Il n’y avait plus de normes, plus de morale, seul
importait le degré de servilité à l’égard du pouvoir. C’était le royaume de l’illusion et de
l’image d’Épinal. Il y avait un décor, au sein duquel évoluait l’ex-président, et il y avait la
réalité. Il gouvernait la Mauritanie sans les Mauritaniens. Comment pouvait-il espérer
continuer ainsi ? Quand on se prend pour un homme providentiel et irremplaçable, on finit
immanquablement en dictateur.
J.A.I. : Vous avez été le directeur de la Sûreté nationale pendant vingt ans et, à ce
titre, très proche de Maaouiya Ould Taya. L’avez-vous mis en garde ? Avez-vous
attiré son attention sur les risques que sa politique faisait courir au pays et à lui-même
?
E.O.M.V. : Vous savez, il n’avait pas le moindre souci d’écouter quiconque. Ce genre de
système rend sourd et aveugle. On a beau vous dire, on a beau vous parler, vous n’entendez
toujours que votre propre écho.
J.A.I. : Vous ne vous sentez donc pas quelque part un peu responsable, ou coupable,
des errements que vous dénoncez aujourd’hui ?
E.O.M.V. : Dans ce type de régime, il y a deux attitudes possibles. Soit se mettre en dehors
et observer la dérive s’accomplir jusqu’à son terme sans intervenir. Soit rester à l’intérieur
et ne faire que ce que votre conscience et le service de l’État vous commandent de faire,
sans accepter d’être manipulé, encore moins de se salir les mains. À l’instar de beaucoup
de mes compatriotes, j’ai fait, moi, ce second choix, et je ne le regrette pas. Tout ce que j’ai
pu rectifier, corriger, arranger, je l’ai fait, je crois que tous les Mauritaniens vous le diront.
J.A.I. : Jusqu’au moment où la coupe a été pleine…
E.O.M.V. : Jusqu’au moment où nous avons perdu l’espoir que le système s’amende de
lui-même. Je vous jure que s’il y avait eu encore une chance, même réduite, pour que le
régime et l’homme qui était à sa tête se corrigent et reviennent à la raison, nous l’aurions
saisie. Nous n’avons recouru au coup de force qu’en extrême nécessité, comme un moindre
mal, à deux pas du gouffre.
J.A.I. : Maaouiya Ould Taya a qualifié votre coup d’État de « trahison ». Dans sa
logique, on peut le comprendre.
E.O.M.V. : Trahison par rapport à qui et à quoi ? Ni moi ni aucun officier de l’armée
mauritanienne ne s’est jamais considéré comme le serviteur d’un seul homme. Je ne suis
l’obligé de personne dans ce pays et je n’ai jamais courtisé quiconque pour obtenir un poste
ou un grade. J’ai servi une nation et un État, pas un individu.
J.A.I. : Tout de même, on peut considérer qu’en vous mobilisant à ses côtés le 8 juin
2003 pour faire échouer le putsch, vous et vos compagnons lui avez en quelque sorte
sauvé la mise. Pourquoi, puisque à l’époque votre diagnostic était déjà fait, ne pas
vous être rallié aux putschistes ?
E.O.M.V. : Ce n’est pas pour lui que nous avons rétabli l’ordre ! Si des dizaines d’officiers
se sont mobilisés ce jour-là, c’est parce qu’il fallait bien mettre un terme à une aventure
dont nous ignorions tout, aussi bien d’où elle venait que sur quoi elle allait déboucher. Que
l’ancien président en ait tiré momentanément bénéfice, quoi de plus normal. Nous avons
fait alors notre devoir, sans états d’âme et de notre propre initiative, pour le bien de la
Mauritanie. Le problème est qu’il n’a pas tiré de cette tentative les conclusions qui
s’imposaient. Juin 2003 fut une sonnette d’alarme. Il ne l’a pas entendue.
J.A.I. : Vous-même et les seize autres membres du Comité militaire, ainsi que le
Premier ministre et tous les membres du gouvernement ne pourrez vous présenter à la
prochaine élection présidentielle prévue pour 2007. C’est une décision qui est
sanctionnée par une loi. Pourquoi l’avoir prise ?
E.O.M.V. : Parce qu’il fallait impérativement rompre avec le système. Si j’avais été à la
place de l’ancien président, dans le même contexte que lui, j’aurais probablement agi
comme lui, peut-être en pire. C’est donc le système qui est intrinsèquement pervers, celui
qui a été écarté le 3 août n’en était que l’incarnation. Ce genre de système ne peut produire
que ce genre de pouvoir, en totale rupture avec le pays réel. Vingt ans sans craindre aucune
sanction, aucun contrôle, conduisent fatalement au vertige, puis à l’autisme. Pendant ce
temps, toute une génération de Mauritaniens est née, a grandi et a atteint la majorité avec le
même homme aux commandes de l’État : comment voulez-vous que ces dizaines de
milliers de jeunes se reconnaissent en lui et que lui-même les comprenne ?
J.A.I. : Sans doute. Mais pourquoi vous interdire, à vous et à vos collaborateurs, de
vous présenter, ne seraitce que pour un mandat non renouvelable ?
E.O.M.V. : Il n’y a pas de vraie rupture sans symbole. Il fallait marquer les esprits par un
geste fort, démontrer que le changement n’avait rien de cosmétique. Si qui que ce soit
d’entre nous se présente et quelle que soit sa bonne volonté démocratique, les
automatismes acquis depuis l’indépendance joueront forcément en sa faveur et fausseront
inévitablement le jeu. L’État et l’administration fonctionnent en Mauritanie avec des
réflexes quasi pavloviens : le pouvoir va au pouvoir, c’est un cercle vicieux. Nous devions
le briser une fois pour toutes, afin que la Mauritanie puisse renaître. Celui qui sera élu en
2007 sera intouchable et insoupçonnable. C’est le seul moyen pour que notre pays retrouve
sa virginité politique et morale.
J.A.I. : C’est donc clair : vous ne serez pas candidat et les Mauritaniens doivent vous
croire sur parole.
E.O.M.V. : Cela a été formalisé par une loi ! Comment pourrais-je avoir l’insolence de
prendre un tel engagement public et ensuite de me dédire ? Certes, me direz-vous, cela
s’est déjà vu. Mais je ne suis pas ce genre d’homme. Mes actes ont toujours été conformes
à mes paroles.
J.A.I. : Vous comprenez, néanmoins, que certains de vos compatriotes vous attendent
au tournant…
E.O.M.V. : Tout à fait. Moi-même, à leur place, je nourrirais quelques doutes, c’est
parfaitement normal : on les a tant de fois trompés. Mais je ne vais pas passer mon temps à
dissiper ces doutes. Il y a tellement à faire. Pour le reste, l’Histoire me jugera.
J.A.I. : La période de transition durera deux ans, avez-vous dit. Pourquoi ce délai ?
E.O.M.V. : C’est le délai à la fois maximal et raisonnable pour remettre la Mauritanie sur
les rails. Si, chemin faisant, il apparaît que ce délai puisse être raccourci, j’en serai le
premier satisfait.
J.A.I. : Exercer le pouvoir suscite des vocations inédites : celle de s’y accrocher par
exemple. Êtes-vous vacciné contre ce type de tentation ?
E.O.M.V. : Vous pensez que je vais succomber ? Je vous donne rendez-vous dans moins de
deux ans et nous verrons bien. Une chose est sûre : ni moi ni mes collègues du CMJD
n’envisageons une seule seconde de nous éterniser au-delà du délai fixé.
J.A.I. : Et si la classe politique unanime vous demande de prolonger la transition, ou
de revenir sur votre décision de ne pas vous présenter, que ferez-vous ?
E.O.M.V. : Alors, c’est que nous aurons tous échoué. Si les Mauritaniens souhaitent, pour
les diriger, un petit dictateur de plus – ce dont je doute fortement, – ils trouveront aisément
un candidat. En toute hypothèse, ce ne sera pas moi.
J.A.I. : Qui dirige la Mauritanie aujourd’hui ?
E.O.M.V. : Deux instances. Un Conseil militaire dont les compétences ont été fixées par
une charte constitutionnelle précise, composé de dix-sept membres qui, au nom de l’armée,
ont décidé de procéder au changement et d’être les inspirateurs d’un nouveau projet de
société. En tant qu’officier le plus ancien dans le grade le plus élevé, j’en suis en quelque
sorte le primus inter pares. Et un gouvernement qui sous la direction du CMJD mène une
politique de redressement politique, économique et moral du pays.
J.A.I. : Quelle place accorder demain à l’armée mauritanienne en tant qu’institution
? Peut-on l’imaginer en caution et garantie du pouvoir civil, un peu comme en Algérie
ou en Turquie ?
E.O.M.V. : Je ne peux vous répondre qu’à titre personnel. Je souhaite une armée
républicaine respectueuse de l’ordre constitutionnel, comme dans n’importe quelle
démocratie.
J.A.I. : L’une de vos premières décisions a été de proclamer une amnistie générale, y
compris pour les putschistes de juin 2003…
E.O.M.V. : J’ai beaucoup réfléchi à cette question. Je crois que c’était indispensable pour
que la Mauritanie s’engage sur la bonne voie.
J.A.I. : Pas de chasse aux sorcières, ni d’esprit de revanche ?
E.O.M.V. : Non. Nous devons mettre les compteurs à zéro, c’est une affaire d’état d’esprit.
Il n’y aura pas de vendetta vis-à-vis de qui que ce soit. Regardons l’avenir et oublions le
passé. La reconstruction, l’apaisement, la symbiose nationale priment tout le reste, quitte à
faire l’impasse sur certains comportements anciens et répréhensibles. La Mauritanie
nouvelle ne peut se bâtir sur les règlements de comptes.
J.A.I. : Qu’est-ce qui empêchera le futur pouvoir issu des urnes en 2007 de rouvrir ces
dossiers?
E.O.M.V. : Je ne pense pas qu’il le fera. Ou alors, cela signifiera que nous avons failli à
notre tâche qui est d’imprégner chaque Mauritanien de l’esprit de tolérance et de
réconciliation. Nous avons montré la voie : pour la première fois dans l’histoire de ce pays,
nul n’est allé en prison après un changement de pouvoir. Au contraire, les prisons se sont
vidées.
J.A.I. : Rien donc, dans le fond comme dans la forme, ne s’oppose à ce que l’ancien
président Ould Taya rentre en Mauritanie demain ?
E.O.M.V. : Personne ne l’empêche de revenir. J’ai dit, dès le premier jour, que tout
Mauritanien était libre d’entrer et de sortir. Sa sécurité sera assurée comme celle de
n’importe quel citoyen de ce pays.
J.A.I. : Bénéficiera-t-il, dans ce cas, du statut et des avantages réservés aux anciens
chefs d’État ?
E.O.M.V. : Cela dépendra de lui-même et de son comportement, tout simplement.
J.A.I. : Rien ne l’empêche non plus de se présenter à l’élection présidentielle de 2007.
E.O.M.V. : Aucune disposition ne s’y oppose jusqu’à présent. Mais, de vous à moi, je le
vois très mal être candidat en 2007. Sauf s’il persiste à ne pas mesurer l’état d’esprit réel
des Mauritaniens à son égard.
J.A.I. : Il existe, dans ce pays, un problème et un malaise non résolus : celui de sa
communauté noire. Comment comptez-vous y remédier ?
E.O.M.V. : Je suis un peu sidéré par cette dichotomie artificielle entre Négro-Mauritaniens
et Arabo-Berbères, dont on nous rebat les oreilles. La population de ce pays n’est pas
homogène, c’est un fait. Mais ce n’est pas une originalité mondiale, que je sache. Il y a ici
et là des crispations identitaires et des revendications communautaires. Soit. Encore une
fois : nous sommes très loin d’être les seuls. Ce qui nous est spécifique, c’est qu’à un
moment donné, sous l’influence de deux extrémismes opposés et contradictoires, des
événements dramatiques à connotation raciale ont éclaté. De cela, ces deux extrémismes
sont responsables. Ce qui importe aujourd’hui, c’est de fonder un État de droit, non un État
ethnique ou un État tribal, mais un véritable État de droit au sein duquel chaque citoyen
jouira des mêmes droits et aura les mêmes devoirs. C’est l’unique moyen de dépasser cette
exacerbation dont vous parlez et de panser cette blessure. J’ajouterai un impératif absolu :
que ce problème, comme tous les autres d’ailleurs, se règle chez nous et entre nous et non
pas depuis l’étranger.
J.A.I. : Cette exacerbation des relations intercommunautaires en Mauritanie est-elle à
placer au débit de l’ancien régime ?
E.O.M.V. : Il y a eu incontestablement des maladresses qui ont été commises dans la
gestion des comportements extrémistes des deux bords. Les réactions du pouvoir n’ont pas
été celles qu’il fallait pour calmer le jeu.
J.A.I. : Des réfugiés négro-mauritaniens continuent de camper sur la rive sénégalaise
du fleuve. Qu’avez-vous à leur dire ?
E.O.M.V. : Je dis et je redis que tout Mauritanien où qu’il soit – sur terre, sur la lune ou sur
la planète Mars – peut rentrer immédiatement chez lui. Il suffit simplement que sa
nationalité mauritanienne soit avérée.
J.A.I. : Et vous leur garantissez l’égalité des chances, quelle que soit la couleur de leur
peau ?
E.O.M.V. : Je leur garantis de vivre dans un pays où la citoyenneté de chacun sera
pleinement respectée. Ce que vous venez de dire découle naturellement de cela.
J.A.I. : Y a-t-il un problème islamiste en Mauritanie et, si oui, comment le traiter ?
E.O.M.V. : S’agissant des islamistes qui ont opté pour la violence ou qui sont affiliés à une
organisation prônant la lutte armée, il est clair que la loi doit s’appliquer. C’est une
question de sécurité nationale et de respect de nos engagements internationaux en la
matière.
J.A.I. : Un parti religieux a-t-il sa place en Mauritanie ?
E.O.M.V. : La Mauritanie est un pays à cent pour cent musulman où l’islam appartient à
tous et à chacun. Dans ce cadre, nul ne peut s’en arroger le monopole. Nous ne pouvons
donc en aucun cas tolérer l’existence d’un parti islamiste qui prétendrait détenir
l’_expression politique de la religion. Ce serait inacceptable et inconstitutionnel. Je crois
que j’ai été clair.
J.A.I. : Vous allez avoir à gérer, à partir du début de 2006, les premiers revenus du
pétrole mauritanien. À l’échelle du pays, c’est une révolution qui s’annonce.
Comment comptez-vous vous y prendre ?
E.O.M.V. : Dans le cadre de la bonne gouvernance. La Mauritanie vient tout juste
d’annoncer son adhésion à l’initiative de Johannesburg pour la transparence des revenus
pétroliers, qui oblige les sociétés et le gouvernement à la plus grande limpidité en ce
domaine. Il n’y aura ni secret, ni caisse noire. L’utilisation de chaque pétrodollar pourra
être contrôlée par tout un chacun. Dans la gestion des affaires publiques, c’est désormais la
moralité qui doit primer tout autre comportement.
J.A.I. : Le pouvoir, en général, enrichit. Serez-vous une exception ?
E.O.M.V. : Écoutez, pour cela comme pour le reste, je n’ai pour l’instant que ma parole à
vous opposer. Alors, rendez-vous dans deux ans. Nous ferons les comptes ensemble.
J.A.I. : Certains disent que, le 3 août, on a assisté à la chute d’une tribu – celle de
l’ancien président Ould Taya, les Smassides – et à l’avènement d’une autre – la vôtre,
les Ouled Bousbaa…
E.O.M.V. : Cette vision étriquée et réductrice des réalités de la Mauritanie n’est pas la
mienne. Certes, ce pays est un pays où le tribalisme est encore présent. Mais son influence
n’existe que si l’État l’accepte et l’encourage et que si le chef de l’État décide de
l’instrumentaliser. Ce qui s’est passé le 3 août n’a été le fait d’aucune tribu et n’a été dirigé
contre aucun groupe particulier. Interrogez les Mauritaniens : ils ne souhaitent qu’une
chose, qu’on en finisse avec le tribalisme.
J.A.I. : Pas de tribu sinistrée, donc…
E.O.M.V. : Non, en aucun cas.
J.A.I. : Ni de tribu triomphante.
E.O.M.V. : Non plus. Encore moins celle à laquelle vous pensez. Elle n’aura pas plus que
les autres, puisque vous m’obligez à parler en ces termes.
J.A.I. : Qu’y a-t-il à rectifier dans le domaine des relations de la Mauritanie avec
l’extérieur ?
E.O.M.V. : Beaucoup de choses. À l’évidence, ce pays était en état de rupture avec les
deux ensembles auxquels il appartient naturellement. Le monde arabe tout d’abord : depuis
la première guerre du Golfe, nos rapports avec un certain nombre de pays se sont
considérablement dégradés, à quoi se sont ajoutées des crises bilatérales avec tel ou tel.
Nous avons fini par être isolés, et notre voix ne comptait plus guère.
J.A.I. : L’établissement de relations diplomatiques avec Israël en 1999 n’a pas arrangé
les choses…
E.O.M.V. : Je crois qu’il faut dissocier ce point précis du schéma d’ensemble. D’une part,
Israël est un État membre des Nations unies, de l’autre la Mauritanie a toujours milité pour
la reconnaissance des droits du peuple palestinien. Nous n’avons donc aucune leçon à
recevoir sur ce terrain. La décision de reconnaissance qui a été prise repose sur un constat :
de 1947 jusqu’aux accords d’Oslo, la politique de la confrontation n’a produit aucun
résultat pour la cause palestinienne. Les Palestiniens se sont ensuite librement engagés dans
un processus de négociation et de dialogue avec Israël. C’est pour cela qu’à l’instar d’un
certain nombre d’autres pays arabes nous nous sommes orientés sur cette voie. Cette
décision, la Mauritanie l’assume totalement et en toute connaissance de cause. Il n’y a pas
d’autre chemin pour un règlement juste et équitable de ce douloureux conflit.
J.A.I. : Il n’y a pas non plus de consensus national en Mauritanie autour de cette
affaire, c’est le moins que l’on puisse dire…
E.O.M.V. : Sans doute. Tout comme il n’y a pas de consensus arabe. Mais il faut avoir le
courage de ne pas tourner le dos à la réalité. Chacun est d’accord avec le schéma des deux
États, nous ne faisons qu’en tirer les conclusions qui s’imposent.
J.A.I. : Pas question donc de revenir en arrière.
E.O.M.V. : Non seulement nous ne reviendrons pas sur cette décision, mais je suis
persuadé que tout le monde y viendra.
J.A.I. : Et avec l’Afrique noire ?
E.O.M.V. : Mettons les choses au point. La Mauritanie n’est pas seulement africaine –
d’Afrique subsaharienne j’entends – pour la raison que vit sur son sol une importante
communauté négro-mauritanienne. Géographiquement, ethniquement, mentalement, la
Mauritanie est africaine. Nous étions en train de devenir une sorte de pays offshore, à la
marge de deux mondes, alors que nous sommes à la fois viscéralement africains et
viscéralement arabes. Cette double marginalité était une source constante de déstabilisation
interne. Réconcilier la Mauritanie avec son arabité et avec son africanité, voilà l’objectif.
J.A.I. : Vous revendiquez donc une identité plurielle ?
E.O.M.V. : Non. Une identité mauritanienne, c’est-à-dire africaine et arabe en même
temps.
J.A.I. : On en revient à la Mauritanie trait d’union, chère au défunt Mokhtar Ould
Daddah…
E.O.M.V. : Je ne me reconnais pas dans cette formule. Le trait d’union, ce n’est rien
d’autre qu’un signe typographique. À la limite, c’est la négation de deux appartenances.
Quand on est un trait d’union, on n’est nulle part. Moi, je suis profondément arabo-africain,
à l’image de mon pays. Mon arabité et mon africanité n’ont pas besoin d’être réunies, elles
ne font qu’une.
J.A.I. : La Mauritanie va-t-elle réintégrer la Cedeao, qu’elle a quittée il y a six ans ?
E.O.M.V. : Nous n’excluons ni ne négligeons rien de ce qui peut améliorer nos rapports
avec l’extérieur. Mais ce qui nous importe pour l’instant, ce sont les relations bilatérales.
En ce qui concerne les organisations internationales, je crois qu’il est plus sain que toute
décision en ce domaine soit prise par le gouvernement issu des élections libres et
transparentes de 2007.
J.A.I. : Entre le Maroc et l’Algérie, le coeur et les positions de la Mauritanie ont
toujours balancé, sans jamais trouver d’équilibre. Le moment de la sérénité est-il
venu ?
E.O.M.V. : Nous ferons tout pour avoir les meilleures relations avec ces deux États frères
et voisins, sans parti pris et donc sans préjudice pour qui que ce soit. Quant à l’affaire du
Sahara, notre position est connue : stricte neutralité, parfaite conformité avec les décisions
internationales en la matière et recherche constante d’une solution consensuelle.
J.A.I. : Le fait d’avoir fréquenté l’Académie militaire de Meknès pendant votre
jeunesse n’induit-il pas chez vous une sorte de tropisme promarocain ?
E.O.M.V. : Pourquoi donc ? J’ai fait aussi mes études en France et cela n’a jamais induit
chez moi un tropisme profrançais ! Soyons sérieux. Si vous voulez absolument m’étiqueter
comme proceci, dites que je suis promauritanien, au moins vous ne vous tromperez pas.
J.A.I. : Parlons de la France, justement. Les rapports de votre prédécesseur avec
l’ancienne puissance coloniale étaient empreints d’une certaine méfiance, alors qu’ils
étaient devenus très étroits avec les États-Unis. Cela va-t-il changer ?
E.O.M.V. : Je ne vois absolument pas en quoi les très bons rapports que la Mauritanie
entretient avec Washington – et que nous entendons maintenir – pourraient nous empêcher
de rehausser la relation franco-mauritanienne au niveau où elle mérite de se situer. Nous
n’avons aucune intention de jouer l’un contre l’autre, personne n’aurait à y gagner, et
surtout pas la Mauritanie.
J.A.I. : L’une des raisons de la dégradation des relations entre Nouakchott et Paris a
été l’arrestation en France en 1999 – puis la condamnation par contumace en juillet
dernier – d’un officier mauritanien, le capitaine Ely Oud Dah, accusé de « crimes
contre l’humanité » sur des militaires négro-mauritaniens. Que pensez-vous de cette
affaire ?
E.O.M.V. : Je crois que cette arrestation était à la fois injuste, inopportune et qu’elle
n’avait pas sa raison d’être. Les événements de 1989 qui ont produit ce type de dossier
furent des événements exceptionnels qui doivent être analysés globalement, dans toute leur
complexité et non pas de l’extérieur en isolant le cas de tel ou tel officier. C’est à nous,
Mauritaniens, qu’il appartient de gérer en Mauritanie ce genre d’affaire.
J.A.I. : Il y a officiellement en France 3 400 ressortissants mauritaniens bénéficiaires
du statut de réfugiés politiques – ce qui en fait la seconde communauté africaine dans
ce cas après les Congolais de RDC. Qu’avez-vous à leur dire ?
E.O.M.V. : Je leur dis de rentrer au pays, quand ils le souhaitent. Depuis le 3 août,
l’appellation de réfugié politique mauritanien n’a plus aucun sens. Tout le monde est libre.
Il n’y a plus un seul détenu politique, il n’y a plus non plus d’opposition au sens strict du
terme. Nous agissons en pleine symbiose avec les partis politiques et avec la société civile.
Aux leaders d’opinion de s’organiser et de se préparer pour 2007. À eux de prendre leurs
responsabilités et de se montrer dignes des Mauritaniens. Dans moins de deux ans, nous
allons leur remettre le pouvoir, la balle sera dans leur camp et un nouveau chapitre
s’ouvrira dans l’histoire de la Mauritanie.
Propos recueillis à Nouakchott par François Soudan
Samedi 6 août 2005, Colonel Ely Ould Mohamed Vall, Président du Conseil Militaire
pour la Justice et la Démocratie, s’est entretenu avec l’ensemble des partis politiques
mauritaniens dans un salon de la Présidence de la République. Voici, à quelques mots
prés, l’essentiel de cette allocution :
« Je vous reçois pour la première fois, tous en même temps, au même endroit, dans le
même lieu, pour éviter tout quiproquo quant à la neutralité du Conseil Militaire par rapport
à l’ensemble des partis politiques. A partir de ce moment, je suis à votre disposition, pour
vous recevoir, sur votre demande. Quelque soient vos convictions, votre disposition
d’esprit politique sur tout ce qui a été fait, nous resterons à tout moment à votre écoute,
pour tout ce que nous voulons faire avec vous par la suite, dans la volonté la plus absolue,
la plus transparente et la plus sincère. »
« Ceci dit, et il ne s’agit pas d’un débat, je vais essayer de vous dire quelles sont les raisons
des changements. Ceci est notre vision des choses. Vous pouvez en avoir une autre, le débat
se fera dans l’arène politique, lorsqu’il aura sa raison d’être. Depuis un certain temps le
pays est dans l’impasse totale, politique, institutionnelle et constitutionnelle. Pourquoi cette
impasse ? Vous êtes là depuis longtemps, vous avez vécu les institutions du pays. Les plus
jeunes d’entre vous sont nés au moins en 1960… Au moment de l’indépendance, notre
pays avait opté pour un parti unique, avec ses conséquences sur lesquelles je ne
m’attarderai pas. En 1978 il y a eu le changement militaire, avec les SEM pour combler le
vide politique. Les SEM se sont avérées être un parti politique en quadrillant les masses
selon les mêmes formes, les mêmes méthodes et la même approche, ainsi que dans la
gestion politique des affaires du pays. »
« Au début des années 90, sous la houlette de la démocratisation dans le monde, notre pays
a opté pour la démocratie. Une constitution a été adoptée par référendum. Elle vaut ce
qu’elle vaut, mais c’est quand même une constitution. Il y a eu les élections présidentielles.
On peut en penser ce qu’on veut mais ce sont quand même des élections. Il y a eu les
législatives. Elles valent ce qu’elles valent mais ce sont quand même des élections. Au
total, ce fut un progrès notable par les libertés pour les personnes, les partis, la presse et
dans d’autres domaines. Cela a ouvert une expérience nouvelle dans notre pays, la plus
intéressante depuis l’indépendance. Malheureusement, je dis bien malheureusement, ce
processus portait en lui-même le germe de sa propre mort, parce que non garanti d’un nonretour
aux formes anciennes dans lesquelles l’Etat était géré. »
« Qu’est-ce qui s’est passé ? C’est simple. Il y a bon nombre de partis d’opinion mais
l’erreur mortelle est venue du fait que l’ex-Président, en s’instituant Président d’un parti a
vicié le jeu politique, un parti est devenu le parti de l’Etat, le parti du Président.
(Applaudissements frénétiques). Je n’ai nulle honte de dire que j’ai appartenu au système,
que je l’ai servi, mais les dérives arrivent par fatalité, parfois par inversion, parfois par
manque de vigilance. Malheureusement nous sommes dans le tiers-monde : notre pain
quotidien dépend de l’Etat, aucun parti ne peut le concurrencer. (Applaudissements). Je ne
jette l’anathème sur personne. Chacun se met à aggraver la situation de lui-même, du
planton au plus grand responsable. L’engouement aidant, on arrive à un retour inéluctable
au parti unique et à ses pratiques. Tout ce qui n’est pas moi est négatif, inexistant, à
réprimer, tout à fait inacceptable, tout est entrepris pour perpétuer le SG de manière
personnelle. Ceci on n’y peut rien. Seule la volonté du chef pourrait y mettre fin, même le
Parti du Président n’avait la possibilité de mettre fin aux fonctions du Président. Il en est
ainsi de la fatalité dans le tiers-monde, c’est la pérennisation du pouvoir personnel. »
« Mais nous ne sommes plus dans les années 60. Les Mauritaniens ont le téléphone, ils
regardent la télé, dans tous les coins du pays, et s’ils peuvent pas devenir Américains ou
Français, ils veulent être comme les Maliens, comme les Sénégalais. (Applaudissements,
debout). La situation du pays est dangereuse. Il n’y a aucun espoir d’alternance. Les acteurs
politiques et ceux de la société civile n’avaient aucun recours légal en tant que partenaires
pour la stabilité. En désespoir de cause il n’y avait que deux choix : soit se saborder comme
certains dans cette salle l’ont fait, soit se voir atomisés, soit exprimer sa réprobation dans
l’arène politique. Nous avons connu toutes les situations. Ce blocage total de la situation
des partis politiques a engendré d’autres réactions incontrôlées, des actions de
groupuscules non autorisés qui pourraient mener le pays à des situations de type ivoirien,
somalien. »
« Alors nous dira-t-on (et je dis que je n’ouvre pas les débats), le PRDS peut mettre des
milliers de militants dans la rue… Causescu a pu le faire à la veille de son renversement, le
Parti Communiste Russe pouvait le faire par millions, mais tout cela n’a pu empêcher la
déliquescence. Voilà, à peu près, ce que je voulais vous dire pour les raisons qui ont vicié
notre système et faisaient courir de graves risques au pays, à l’Etat. Vous me direz ce que
vous avez fait c’est un coup d’Etat, ce n’est pas légal. Je vous répondrai que le Coup d’Etat
s’est fait le premier jour de la mise en place des institutions. Je n’ai eu recours au coup
d’Etat que parce qu’il n’y avait pas d’autre issue. Pour éviter les scénarios à l’ivoirienne ou
à la somalienne, j’ai essayé de le faire avec le moins de dégâts, et je n’ai d’autre but que
dégripper la machine dans le temps le plus court possible. Comment ? Qu’est-ce que je
propose ? Comment dégripper la machine pour éviter qu’elle ne le soit plus à l’avenir ?
C’est très simple. »
« Modifier trois éléments de la Constitution :
1°) L’obligation de deux mandats présidentiels.
A l’expérience, dans le tiers-monde, il est arrivé que quelqu’un modifie cette disposition…
Il s’agira de prévoir le mécanisme nécessaire pour le prévenir, en prenant des dispositions
pour que ce ne soit pas possible.
2°) La durée du mandat présidentiel : 4, 5 ou 6 ans. Laissons la question aux débats qui
auront lieu.
3°) Une question technique à résoudre : l’article 104.
Afin que les débats ne s’éternisent pas, n’allons pas plus loin pour la constitution, laissons
le soin à l’Assemblée nationale qui sera élue d’envisager des révisions plus profondes,
voire la conception de nouveaux textes. »
« Comment vous donner la garantie que c’est honnête. Je n’ai que ma parole et les actes
qui vont suivre. Dans un an au maximum la constitution devra être révisée, ou même
moins, après les débats. Le temps dépendra de la seule capacité de l’Etat d’organiser ce
référendum. Immédiatement après les élections présidentielles et législatives, le tout dans
un délai maximum de deux ans. »
« Quelles sont les garanties que je peux vous donner ?
1°) Ni le Président du Conseil Militaire, ni les membres du Conseil, ni le Premier ministre,
ni les membres du Gouvernement ne seront candidats à la présidence et au parlement.
2°) 1 CNE (consultative, de supervision ou indépendante). Sa nature sera discutée avec
vous…
3°) L’ensemble des pays, toutes les organisations internationales seront autorisées à
envoyer des représentants pour juger de la transparence des élections.
4°) Le Conseil Militaire ne cooptera ni n’adoptera un quelconque parti politique, jusqu’à la
fin du processus. »
« Une fois le processus terminé, le Conseil Militaire sera dissout. »
« Nous essayerons d’améliorer le plus possible les choses : la justice, l’administration. »
« Que vous y croyiez ou pas, notre sincérité est totale, notre volonté est totale de faire
aboutir le processus de cette manière. Votre rôle est primordial. A vous de le jouer ou de ne
pas le jouer. Personne ne peut l’assumer à votre place. Vous avez la possibilité de mettre
votre pays dans le droit et de résoudre désormais les conflits sur cette base. »
« Le gouvernement sera en place et sera à votre écoute. Quant à moi, je suis à votre
disposition, pour vous recevoir et discuter avec vous, sur ma demande ou sur la vôtre. »
Je vous remercie.
Par Samba Dia
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