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mardi 10 juillet 2012

Journal en Mauritanie ou autour



Le système français en 1979-1980 .
contexte du putsch de 1978




Depuis le 6 Août 2008, les Mauritaniens s’interrogent à bon droit sur la position française au regard des événements et des personnes. Des éléments de réponse sur le processus d’évaluation par les autorités française des situations mauritaniennes, peuvent être donnés selon une expérience tout à fait actuelle – mais celle-ci gagne sans doute à n’être dite que si tout venait à se figer, en Mauritanie comme en France. En revanche, le passé est éclairant.

Je puis le dire aujourd’hui. Le 10 Juillet 1978, Moktar Ould Daddah est renversé. Cinq semaines auparavant, le conseiller pour les affaires africaines du président Giscard d’Estaing était venu s’informer. Dès le 18 Juillet, le vice-président du Comité militaire est reçu officiellement à l’Elysée. Le 2 Octobre 1979, Moktar Ould Daddah est « évacué sanitaire » sur la France. J’ai l’honneur de son amitié depuis le 26 Avril 1965, je le visite dès sa sortie d’hôpital et j’enquête sur ce qui a peut-être dépendu de la France – le discutant avec lui à mesure. René Journiac est ce conseiller. Il meurt dans un accident d’avion en Afrique équatoriale le 5 Février 1980, je l’avais rencontré le 15 Novembre précédent. Il me donne aussi l’organisation qui a précédé la sienne et fait le tableau des politiques françaises en Afrique. Le conseiller politique du président Giscard d’Estaing me confirme les choses. Michel Jobert, ancien ministre des Affaires étrangères, les nuance pour la période de Georges Pompidou. Maurice Couve de Murville et Pierre Messmer – chacun successivement Premier ministre et le second ayant été gouverneur de la Mauritanie de 1951 à 1953 après avoir commandé en Adrar – me disent leur façon de voir la Mauritanie et le putsch. Celui qui a été l’origine de tous ceux qui ont suivi.

De chacune de ces personnalités françaises, sauf de René Journiac, je suis familier. Avec les trois grands ministres, la confiance et l’affection dureront par delà leur mort respective entre 1999 et 2006.

La différence essentielle avec aujourd’hui tient à ce que jusqu’en 2005, la présidence de la République française n’a pas – envers l’Afrique – d’intermédiaire hors organigramme, et que la structure décisionnelle correspond à la structure d’Etat.

Bertrand Fessard de Foucault

Jeudi 15 Novembre 1979



Journiac . le Foccart ? de Giscard d’Estaing


Je commence donc par voir René Journiac, le jeudi 15 à midi à l’Elysée, et d’abord par attendre dans un petit salon d’attente improvisé au premier ou second étage le long du Faubourg en bout de couloirs assez miteux, entre trois bureaux où l’on tape, entre sans frapper ; tapis et couvertures des sièges et canapés sont vieux, très vieux. Je suis enfin introduit par un huissier en complet marron ; la porte est capitonnée mais voisine avec une photocopieuse ; on bavarde dans les couloirs comme dans un ministère de second rang. Mon homme dos aux deux fenêtres jumelles à rideau semble la soixantaine, cheveux dans le cou mais rare sur l’occiput, une photo officielle du Président simplement « scotchée » sur la glace ; la table est couverte elle aussi de livres, de dossiers minces dont certains anciens, puisque le livre de mon ami Nicolas Martin [1] y est entre autres ; durant notre entretien, une secrétaire viendra du côté droit apporter deux nouvelles chemises et le téléphone sonnera de la part d’une impromptue à qui il est demandé de rappeler dans l’après- et qui ne veut pas comprendre qu’on est en conférence : façon de l’éconduire, ou de ne pas avoir de conversation devant moi.
Nous nous présentons : son titre de conseiller pour les affaires juridiques recouvre simplement son origine de magistrat ; il n’a pas fait l’E.N.A., était déjà dans les affaires africaines au moment de la Communauté avec Raymond Janot, s’occupant des affaires de justice qui étaient compétence réservée ; puis il a été là durant tout le règne de Foccart. De moi, il semble ne savoir seulement que je suis un ami de Serisé [2] ; je dis ce qu’il en est de cette amitié bizarre sans doute fondée sur une même curiosité vis-à-vis du pouvoir qu’on n’exerce pas ou que de biais. Je suis venu avec deux questions : la situation en Afrique occidentale et plus particulièrement la position française dans l’affaire du Sahara, et la politique africaine d’ensemble qui me semble en double rupture par rapport à de Gaulle qui mmondialisait et dégageait à partir du rapport Jeanneney et cela se terminait par la réforme du Quai d’Orsay et la direction Laurent [3], et par rapport à Pompidou restreignant le champ à la Méditerranée et à la francophonie ; maintenant, nous intervenons et souvent par la force.
Pour lui, il n’y a pas de changement fondamental ; le changement s’il y en avait eu un, aurait eu lieu sous Pompidou qui n’avait pas de doctrine sur l’Afrique : Pompidou était mal à l’aise sur les affaires qu’il ne connaissait pas. C’était le cas de l’Afrique, les voyages qu’il a faits là-bas étaient des voyages par devoir ; il n’a pas collé vraiment avec les Chefs d’Etat africains [4]. Giscard au contraire aurait deux atouts et une politique, deux atouts et même trois. Premier atout : un très bon contact personnel avec les Chefs d’Etat africains, l’embrassade, la chasse avec eux, la tape sur le dos ce qui est là-bas nécessaire. Deuxième atout : il connaît le terrain puisqu’il a souvent voyagé en Afrique avant de devenir Président. Et troisième, comme ministre des Finances et gérant de la zone franc, il a eu une bonne idée des potentialités et des problèmes économiques de chacun des Etats pris en particulier, ce qui compte [5]. Une politique : depuis le choc pétrolier, l’Afrique est de nouveau un champ de compétition active entre les grands Etats, alors que sous de Gaulle et ensuite, il faut bien dire que c’était un continent assez délaissé par le choc des impérialismes. De surcroît, le pétrole a donné à certains Etats africains mêmes le moyen d’ambitions anciennes mais qui se sont révélées : Algérie, Libye, Nigeria dans une moindre mesure. D’autre part dans la période de pénurie où nous nous trouvons, il n’est pas question que nos moyens à l’extérieur augmentent sensiblement ; il vaut donc mieux les reconcentrer. On revient donc en arrière certes par rapport aux conclusions Jeanneney de 1964, c’est une reconcentration, mais pas seulement sur l’Afrique francophone : en fait, sur l’ensemble de l’Afrique dès qu’elle est ouverte vers nous, on s’aperçoit qu’avec la Somalie par exemple où l’on ne parle pas notre langue, on arrive très vite à avoir des intérêts communs. Quant aux interventions précises sur lesquelles mon homme ne s’étend pas, il estime qu’on a fait déjà des interventions de ce type qui répondaient à la politique du Général sous de Gaulle, notamment le Tchad et le Gabon, et que quant au Zaïre, de Gaulle souhaitait que le protectorat américain cesse, soit moins fort là-bas ; d’ailleurs, il avait reçu Tschombé, il a reçu Mobutu ; de fait, maintenant le protectorat américain au Zaïre a cessé. Pour Journiac, le choc pétrolier a été décisif en Afrique car il a donné à certains Etats comme la Libye, l’Algérie, et dans une moindre mesure le Nigeria, les moyens d’une politique de micro-impérialisme et d’ambition ne dépassant cependant pas le cadre de la région.
Dans le cas du Sahara, c’est ce qui se produit. On a affaire à un conflit entre le Maroc et l’Algérie qui chacun ont des ambitions sur l’ensemble du Sahara sinon même panafricaines ; c’est évidemment le sort du Maroc qui est en question. Si le Maroc basculait, si le roi était renversé, il est certain que les choses ne s’arrêteraient pas au seul Maroc. Par conséquent la préoccupation de la France, c’est la stabilité dans cette région et la stabilité passe essentiellement par le maintien de la réalité mauritanienne ; selon Journiac qui s’est rendu plusieurs fois en Mauritanie depuis 1975, la Mauritanie a été à plusieurs reprises depuis cette date en complète évanescence : elle a été menacée de disparition et le désir de vivre ensemble des Mauritaniens – toujours selon mon homme – n’a pas été et n’est toujours pas très évident. Le conflit actuel incombe premièrement à l’Espagne qui a bâclé sa décolonisation ; on ne peut lui jeter la pierre, mais c’est une décolonisation précipitée sans qu’en aient été prévues les conséquences. L’erreur de Moktar a été de croire que le concert à trois Chefs d’Etat de partage (lapsus de la part de mon homme puisqu’il n’y eût que deux parties prenantes) était la solution, et l’erreur du Maroc et de la Mauritanie fut de ne pas s’occuper des supplétifs de l’armée espagnole. En effet, s’il n’est pas douteux que le Polisario doit une part de sa force à l’appui algérien en matériel, l’essentiel des forces Polisario est formé des supplétifs de l’armée espagnole. L’affaire du Sahara est devenue un conflit personnel entre Boumedienne et Moktar ; Moktar était parti pour la guerre à outrance et de toute façon ; il n’aurait jamais pardonné à Boumedienne les menaces dont il avait été l’objet [6] tandis que Boumedienne voulait la peau de Moktar. A ma question : est-ce que nous, Français, nous n’aurions pas pu prévoir les choses et peser, faire un pont entre le Maroc, l’Algérie et la Mauritanie dans cette affaire ? Journiac répond qu’évidemment c’était notre tâche mais que nous n’avons jamais eu de bons rapports avec Boumedienne [7] qui était un homme extrêmement mal à l’aise avec les Français, complexé vis-à-vis de nous ; d’autre part, l’affaire du Sahara a éclaté quand il avait déjà dix ans de pouvoir et qu’il pratiquait une politique extrêmement personnelle et dictatoriale ; la question du Sahara lui était donc personnelle et quand les choses sont à ce point, on ne peut plus peser sur la résolution d’un pays.
Journiac avait vu Moktar quinze jours avant le coup d’Etat [8]; on était depuis des mois déjà dans des rumeurs successives de complot à tel point qu’on ne savait lequel prendre au sérieux. En ce sens, la chute de Moktar était attendue et prévisible, mais on ne pouvait savoir ni quand ni comment elle se passerait. Voyant donc Moktar, Journiac lui avait demandé s’il était au courant de ces rumeurs et s’il avait l’armée en mains ; Moktar lui avait répondu qu’il l’avait, qu’il était parfaitement au courant de ces rumeurs et qu’il s’estimait être le seul point d’accord entre ses militaires qui n’étaient d’accord entre eux sur rien d’autre, qu’il était donc le lieu géométrique de ses militaires. A l’époque, le problème était davantage marocain puisqu’il y avait huit mille hommes de troupe marocaine en Mauritanie, dont beaucoup était à moins de cent kilomètres de Nouakchott ; on pouvait donc voir le moment où d’une certaine manière la Mauritanie cesserait d’exister puisqu’elle devrait assurer sa défense extérieure par les troupes d’un Etat étranger, ce qui n’est pas le critère d’existence d’un Etat. Malgré mes questions précises, Journiac ne répond pas au point de savoir s’il avait vraiment prévu le coup d’Etat lui-même ; il admet par contre (ce qui confirme une de mes conversations avec Serisé à l’automne de 1978) que dans les premiers jours après le coup d’Etat, si l’on connaissait ici ceux qui l’avaient fait, on ne savait en revanche pas du tout qu’elles pouvaient être leurs orientations. Saleck était un homme dissimulé à l’extrême, qui certainement était pro-Algérien mais qui ne voulait pas le dire [9] ; il ne disait pas à tout le monde, en tout cas pas à nous, où il voulait en venir. Journiac partage mon opinion sur Bouceif qui était à l’époque le plus capable de remettre la Mauritanie à flots, laquelle en avait bien besoin : Bouceif a été très habile et a su assez bien dire à tous les Chefs d’Etat à Kigali le langage qu’il fallait tenir. Haïdalla n’est pas sans valeur personnelle ; le pouvoir est sans doute de plus en plus collégial bien que certains mieux informés que les autres, cherchent à tirer les choses vers eux ; mais Haïdalla a beaucoup moins d’envergure.
Le problème mauritanien est économique ; du temps de Moktar, le déficiit, la dette extérieure était déjà de 350 millions de dollars dont on ne sait pas bien comment il les aurait trouvés [10] ; maintenant, il est de 500 millions de dollars et ce ne sont pas les quelques 20 millions de francs que nous donnons à fonds perdus à la Mauritanie qui peuvent arranger les choses. Comment les choses vont-elles continuer ? La planche à billets ?  Pour l’instant, la Banque de Mauritanie s’accroche à l’ouguiya pourtant bien menacé ; il est probable qu’ils devraient avoir une autre opinion. Nous leur avons envoyé un certain nombre de missions, mais ils sont difficiles à cirocnvenir dans ce domaine. En revanche, pour l’armée, les 150 hommes – c’est moi qui dit le chiffre, Journiac ne le conteste pas – que nous avons envoyés là-bas, il s’agit pour l’essentiel de refaire un peu cette armée mauritanienne et surtout d’aider à licencier plus de la moitié qu’il y a plus de 20.000 hommes que l’on ne va pas pouvoir continuer de payer ; les renvoyer dans leur foyer va créer des causes supplémentaires de mécontentement.
Nous battons ensuite un peu les buissons sur l’ensemble de l’Afrique. Il tique quand je lui demande si nous ne risquons pas d’être surpris quqand Senghor et Houphouët tomberont : où donc avons-nous été surpris, dit-il ? Sur Diori, il me répond que nous intervenons pour qu’il soit libéré, que son emprisonnement n’ajoute rien au prestige de Kountché qui n’est pas mal ; mais Diori, qui est loin d’avoir la valeur et l’équation morale de Moktar – il vient de tenir des propos peu dignes dans Jeune Afrique – est politicien et parlementaire dans l’âme ; il fait intervenir ses vieux amis, les Edgar Faure, les Chaban ; ces derniers se vantent de ce que sa libération se fait grâce à eux, et, au dernier moment, Kountché se ravise. On n’a pas en Afrique la même conception du pouvoir que chez nous ; ce n’est pas, s’y dit-on, parce qu’un groupe se comporte comme ceci, que l’ensemble ou les autres se comporteront de la même manière, d’où une méfiance intense. Y aurait-il, demandè-je, deux Afrique ? une assez proche de nous, l’occidentale avec encore nos catégories de pensée, et l’équatoriale où il n’y aura jamais d’Etats ? Il me répond qu’il y a des gens très fins même là-bas, ainsi au Congo où sans doute depuis Youlou [11], les choses peuvent s’analyser comme une prise de pouvoir par les militaires du nord, plus frustes mais qui cherchent à sentendre et doivent s’entendre avec les gens du sud plus laborieux et fins.
Je fais ensuite allusion à la qualité très disparate de nos diplomates en Afrique ; à quoi il répond ne rien pouvoir. Au Quai, pouvoir, prestige et confort semblent européens ; on n’arrive donc pas à nommer des gens jeunes qui ensuite reviendraient comme ambassadeurs en connaissant les mentalités et les terrains. Le personnel est donc médiocre ; et démarrer en Afrique comme ambassadeur à 50-55 ans peut amener à des catastrophes.
Au total, au fond, cet entretien est assez démonstratif des ambiguités d’une politique ; Journiac est un homme qui semble fin, qui a servi trois Présidents et trois politiques successives quoi qu’il veuille bien dire ; c’est donc un homme ductile : la photo. de Giscard n’est d’ailleurs pas encadrée, c’est une photo collée au scotch sur une glace, assez dissimulée, le bureau est encombré d’une foule de dossiers, on y apporte souvent des papiers en plus à lire. L’homme fait penser à un magistrat instructeur, quelqu’un qui a plusieurs affaires en tpete à la fois. Il semble effectivement bien connaître les affaires, mais pas de petite histoire, pas d’explication événementielle. Singulièrement, cet homme ne correspond pas du tout à l’image qu’on se fait de la politique africaine actuelle. Suis-je déçu ? non ! C’est une leçon de choses. Selon Journiac lui-même, autant sous Pompidou c’était Jobert qui faisait la politique africaine – Jobert pour qui Journiac dit son estime – et précisément voulait qu’on sorte de ce ghetto africain, actuellement et incontestablement la politique africaine est l’oeuvre personnelle de Giscard.

Sur le point précis de qui faisait la politique africaine sous Georges Pompidou, je vais avoir deux démentis, dont le premier dans l’après-midi même de Moktar [12] – admirant par ailleurs mon introduction auprès de Journiac et trouvant que, suivant le compte-rendu que je lui en fais, l’entretien a été très ouvert. Pour lui, cependant, la politique africxaine de Pompidou n’était sûrement pas au dégagement si l’on en juge par les réactions qu’il eût à la demande d’audience de Hamdi Ould Mouknass venant lui donner la primeur de la décision de révision des accords de coopération. Le second démenti vient de Jobert [13].


Vendredi 16 Novembre 1979


sous Pompidou, Jobert et Foccart


Je vois Michel Jobert, le lendemain vendredi 16, théoriquement à 10 heures 30, mais j’arrive un peu en retard. Il est grippé et doit cependant prendre la route dans l’après-midi et conduire lui-même jusques dans les environs de Bruxelles où il donne conférence. Nous parlons dans le petit bureau habituel du quai Blériot, lui écoutant plus qu’exposant. Comme je m’étonne qu’il ne puisse trouver quelqu’un pour lui servir ce soir de chauffeur dans les circonstances actuelles, il me répond à mi-voix que les conseils abondent, y compris au Conseil national du Mouvement [14], que l’on trouve qu’il n’en fait pas assez lui-même, mais le sgens n’appliquent pas eux-mêmes les conseils qu’ils donnent.
Je remercie au nom de Moktar pour l’envoi qu’il a fait de ses deux livres de Mémoires [15] ; il ne relève pas ; je raconte brièvement mon entretien avec Journiac en ce qu’il le concerne : la politique giscardienne serait en continuité avec celle du Général et qu’en revanche, celle de Pompidou était à la fois un désengagement et d’autre part aurait été faite par lui, Jobert, personnellement. Mon ami contredit formellement cette assertion de Journiac puisque dès le début du règne d’alors, il eut une conversation là-dessus avec Foccart : pourquoi voulez-vous m’inviter pour la forme quand Bokassa ou Houphouët viennent, si en réalité vous ne voulez pas que je m’occupe de ces affaires, à moins que vous le vouliez ? Voulez-vous que je m’en occupe ? Non, répond évidemment l’autre. C’est ainsi que la convention fut établie : Jobert, bien que régulièrement invité à l’exercice, ne participait à aucun des entretiens avec les Chefs d’Etat africains à l’Elysée et d’autre part n’a participé à aucun des voyages officiels du Président de la République (Georges Pompidou) en Afrique. Bien sûr, pousuit-il, je voyais quelques papiers ; je les voyais même tous ; bien sûr, j’avais mon opinion sur ces choses ; bien sûr encore, je la disais de temps à autre à Monsieur Pompidou, mais cette politique africaine sous M. Pompidou, c’est Foccart qui la faisait. Vous auriez dû venir – ajoute-t-il – à la conférence que j’ai donnée sur la politique africaine à lyon, devant un public où il y avait de nombreux étudiants africains. Politique africaine d’alors et de maintenant. – Et votre voyage au Maroc ? – Les Marocains ont été très gentils, mais ils sont inquiets. L’opinion est exacerbée et se demande pourquo le roi ne va pas directement sur le terrain frapper le plus fort possible. Le roi sait pertinemment que l’Algérie, comme vous l’a dit Journiac, effectivement mollit depuis la mort de Boumedienne [16], mais le relais, au moins en aide matérielle et financière, est repris par la Libye ; la Libye est riche, elle peut faire cet effort pour le Polisario tandis que le Maroc, pays libéral, commence à souffrir de cette guerre, en particulier les milieux d’affaires. Le contrôle des changes s’alourdit, il y a une inquiétude dans la bourgeoisie. – Mais l’Algérie, elle supporte pourtant également cette guerre ? – Elle la supporte moins, comme je viens de vous le dire, et, d’autre part, c’est un pays socialiste qui peut par conséquent se permettre de demander à sa population des sacrifices.

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Nous convenons de nous revoir avant mon départ lundi ; je trouve mon homme silencieux, visiblement souffrant de sa grippe mais la même résolution et la même lucidité sur soi que toujours.

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Quand je reparlerai succinctement de ces entretiens avec Moktar, celui-ci me dira que la vérité l’oblige à dire que Giscard d’Estaing réussit très bien en Afrique, au contraire notamment de Pompidou. De Gaulle, on l’aurait voulu plus proche, plus familier, mais – de lui, qu’on respectait tellement – on acceptait tout à cause du personnage historique. De Pompidou qui voulut conserver la même hauteur, sans avoir la même envergure, on ne le toléra pas. Giscard en tapant sur le ventre des Chefs d’Etat est dans la note, surtout avec ceux d’Afrique noire qui ont un complexe vis-à-vis du blanc et vis-à-vis du colonisateur.


Lundi 19 Novembre 1979



Serisé explique de Foccart à Journiac



Je viens à Jean Serisé, lui aussi légèrement en retard, ce lundi 19 à 15 heures 30, sans but précis, puisque je lui ai surtout demandé de rencontrer le Président de la République : je vais vivre avec ce conseiller politique de Giscard dont je croyais que nous avions quelques points au moins en commun : franchise et lucidité sur les hommes et les situations – l’entretien le moins gratifiant (pour reprendre l’expression qu’il avait eue à la première de nos conférences) que j’ai jamais eu ; là aussi, une leçon de choses valant à elle seule comme l’image-même du pouvoir giscardien dans la crise actuelle.
Nous commençons par nous congratuler au sujet de Journiac, puisque c’est grâce à mon interlocuteur que j’ai pu rencontrer le conseiller de Giscard pour l’Afrique. C’est un grand commis de l’Etat, l’homme qui connaît les tribus, qui connaît, qui connaît les personnes en Afrique et qui est décisif. Sous Pompidou déjà, toute l’équipe Foccart devait sauter dans les derniers mois : les Africains se plaignaient de Foccart et trouvaient que l’époque était révolue ; Journiac devait donc partir. Il est resté, or le Président est un homme difficile dans le choix des hommes. 

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Mercredi 22 Avril 1980



Couve de Murville et la succession mauritanienne


Rue Jean Goujon de 15 à 16 heures. Comme toujours la même impression de force rayonnante, de paix, de calme qui, je crois, n’est pas simplement d’ordre intellectuel. Maurice Couve de Murville, ancien ministre des Affaires étrangères du général de Gaulle : Juin 1958 à Juin 1968, dernier des trois Premiers ministres de l’homme du 18-Juin : Juillet 1968 à Juin 1969, et à mon sens, le successeur qu’il se souhaitait.

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Le président Moktar Ould Daddah ? Non, je ne le savais pas à Paris, ni libéré. De toutes façons, c’est le passé maintenant. Il ne reviendra jamais au pouvoir. Il a commis l’erreur de s’engager dans cette affaire du Sahara, et depuis que la Mauritanie, avec raison, a lâché là-dessus, la France est revenue à des vues plus algériennes. Nous n’avions effectivement pas à prendre parti, mais à arbitrer ou à provoquer l’entente entre Maroc et Algérie. Je suis convaincu en tout cas que la France n’est pour rien dans son renversement. Ce n’était pas dans notre thèse pro-marocaine de l’époque. J’ai vu leur nouveau Chef d’Etat, à l’époque Premier Ministre. C’est un régime de colonels. Il m’a donné l’impression de solidité et d’intelligence. C’est un R’Gueibat d’ailleurs, cousin de toutes ces tribus du Sahara.


Samedi 16 Février 1980



Afrique . Mauritanie : le péché originel, selon Messmer



Invité à déjeuner par Pierre Messmer, à Sarrebourg, dont il est député-maire [17]. On arrive difficilement à Sarrebourg, car la sortie de l’autoroute, si elle est indiquée dans le sens Strasbourg-Paris, ne l’est pas dans l’autre sens et que les renseignements verbaux que l’on obtient, varient de Sarrebrück à sarre-Union ou Sarreguemines. Façon aussi d’appréhender que l’on jouxte l’Allemagne que le minuscule territoure sarrrois que nous avons convoité nous est vraiment jumeau, à moins que ce ne soit l’entière Lorraine qui soit encore plus germanique que l’Alsace… La mairie est, elle aussi, difficile à trouver. Le personne parle un français lourd de germanisme. « J’entends une voix connue ». Je suis en retard. Lourd et amical, Messmer descend du premier étage de la sorte de villa cossue qu’est sa mairie, villa peu dans le style lorrain. Il tourne autour du ventre qu’il a large maintenant ; mais la silhouette rassure, solide, tranquille ; nous sommes dans sa voiture, sortons de la ville, il m’emmène dans un restaurant surplombant un peu son domaine, m’invite car « ici, je suis maire ». Les yeux bleus, le cheveu blanc, il me dit que moi non plus je n’ai guère changé. Le repas va être chaleureux, et surtout de confiance réciproque.

. . .  Au moment où nous parlons, il y a quatre chances sur cinq pour que Giscard se représente, mais il peut reculer devant une campagne dure et cruelle, ou rien ne sera dit carrément mais où tout circulera. – Les diamants ? – Personne n’en parle ouvertement, mais cela reviendra sur le tapis. Cela fait mauvaise impression. Quand on est Président de la République, on ne se conduit pas ainsi. Et il n’y a pas que cela . Il y a encore beaucoup de choses qui peuvent sortir, qui sortiront peut-être. Le Gabon, notamment. L’Afrique en général, comme un péché originel. – Vous croyez au hasard dans la mort de Journiac ? – On ne peut rien dire, mais il est fort probable qu’il a été assassiné, c’est le second accident en un an qui se produit, avec des apprentis personnels de Bongo. L’an dernier, c’était un hélicoptère avec des opposants gabonais. Il n’assassine pas comme Bokassa, il fait des accidents. 

. . . Nous terminons sur Moktar. – Je n’ai jamais compris pourquoi il ne pas mis dans le bain pour la révision des accords. – Lors de la demande ? – Non, pendant la négociation. Il ne voulait à aucun prix d’un accord de défense, même pas quelque chose pour le statut des officiers sur place. Or, l’armée a la règle qu’au minimum, il y a la hiérarchie du grade. On aurait même pu envisager une simple gestion par l’attaché militaire de l’ambassade. Il n’a rien voulu entendre. Il m’aurait fait savoir directement ou indirectement ce qu’il voulait, les choses, tout pouvait s’arranger. – Oui, mais ce qu’il voulait, c’était une opération de politique intérieure vis-à-vis de nous. – En tout cas, ce jour-là, je me suis dit qu’il se condamnait lui-même. Il fallait des gens de chez nous pour flairer la situation dans les Confins. Déjà, en 1975 (je ne lui ai parlé à l’époque que de Miferma), j’avais eu une mauvaise impression de l’armée. Dans tous les pays du monde, une armée qui ne rend pas service sur le terrain extérieur, c’est-à-dire qui n’en impose pas à l’ennemi, combat sa frustration en prenant le pouvoir chez elle. C’est une chose dont je veux avoir le cœur net.
Je lui ai donné le numéro de téléphone de Moktar tandis que nous nous levions de table. Il a l’art d’engloutir deux ou trois fois plus que moi et cependant il a parlé presque tout le temps. Nous terminons notre conversation dans sa voiture, revenant vers la petite ville-frontière. Il me quitte majestueusement sur le pas de sa mairie pour aller célébrer un mariage. Je reste frappé par la détermination de l’homme qui, sur le moment, produit une impression de roc. Il croit à son étoile avec calme et plus que jamais.



[1] - sur Léopold Sédar Senghor

[2] - né le 28 Avril 1980, Jean Serisé, de la seconde promotion sortie de l’E.N.A., directeur de la Prévision au début de 1968 au ministère de l’Economie et des Finances, est alors le principal conseiller « politique » de Valéry Giscard d’Estaing. Il me reçoit trimestriellement depuis l’été de 1978.

[3] - du nom d’un ancien ministre de l’Industrie, agrégé de sciences économiques et qui avait ouvert l’ambassade de France à Alger, au lendemain de l’indépendance : Jean-Marcel Jeanneney. Il étudia et proposa d’élargir le champ de la coopération française, de l’Afrique à l’ensemble des pays, notamment en Amérique latine, qui pouvaient en avoir besoin, et cela s’était traduit par l’organisation au ministère des Affaires étrangères dont n’était en rien séparé, y compris budgétairement, le secrétariat d’Etat à la Coopération, d’une direction générale des Affaires culturelles, scientifiques et techniques, confiée à un non-diplomate, précédemment secrétaire général du ministère de l’Education nationale

[4] - illustration mauritanienne, son voyage officiel à Nouakchott les 3 et 4 Février 1971 et ce dont témoigne Moktar Ould Daddah dans ses mémoires (La Mauritanie contre vents et marées Karthala . Octobre 2003 . 669 pages – disponible en arabe et en français),  pp. 534 à 541

[5] - l’ancien président de la République française, Valéry Giscard d’Estaing dit bien cette connaissance et cette amitié pour l’Afrique, dans ses mémoirs Le pouvoir et la vie ** L’affrontement (Cie 12 . Mai 1991 . 486 pages) pp. 274 à 350 & *** Choisir  (Cie 12 . Septembre 2006 . 554 pages) pp. 53 à 57 – mais il n’évoque son homologue mauritanien qu’à peine ** p. 323

[6] - l’entrevue à Béchar, le 10 Novembre 1975, dont rend compte Moktar Ould Daddah en Conseil national du Parti du Peuple, le, puis dans ses mémoires, op. cit.  pp. 498 à 500

[7] - mort le 27 Décembre 1978, ce que commente Valéry Giscard d’Estaing dans ses mémoires, op. cit.

[8] - ce n’est pas exact – le conseiller du président français participe à l’inauguration du premier tronçon de la route de l’Espoir : Nouakchott.Alger.Kiffa les 1er et 2 Juin 1978 – et dîne avec le Président à Aleg, le 1er au soir

[9] - contre-sens absolu, cf. entretien avec l’ancien président du Comité militaire, le 23 Avril 2006, publié par Le Calame les 8, 15 et 22 Juillet 2008

[10] - Moktar Ould Daddah expose de façon très circonstanciée et fondée sur les rapports du FMI et de la Banque mondiale, la situation à la veille du putsch : op. cit. pp. 606 à 611, particulièrement convaincantes
[11] - l’abbé Fulbert Youlou, renversé le , après un long siège du palais présidentiel, malgré sa demande formelle que soient mis en œuvre les accords de défense avec la France

[12] - les conversations que le Président m’a fait l’honneur d’avoir avec lui de 1965 à 2003, ne commenceront d’être publiées – dans Le Calame – qu ’un peu plus tard et, sans ordre chronologique, par celles que nous eûmes en Août 1972 pendant la demande de révision des accords de coopération avec la France

[13] - né à Meknès, le 12 Février 1924, l’ancien directeur du cabinet de Georges Pompidou, alors Premier ministre du général de Gaulle, puis secrétaire général de l’Elysée de 1969 à 1973 quand celui-ci devint à son tour président de la République, a été le ministre des Affaires étrangères français (Avril 1973 à Juin 1974) le plus rayonnant en France et dans le monde dans le dernier demi-siècle. Mort le 25 Mai 2002, il avait également été ministre d’Etat, pendant les deux premières années du pouvoir de François Mitterrand
[14] - il a fondé, après avoir quitté le Quai d’Orsay, le Mouvement des Démocrates, qui n’est pas sans succès médiatique

[15] -  Mémoires d’avenir (Albin Michel . Octobre 1974 . 310 pages) et L’autre regard (Grasset . Février 1976 . 412 pages) sont ses deux premiers livres, qui placent l’ancien ministre aussitôt en tête des ventes et des prix littéraires. D’autres traiteront explicitement du Maghreb : La rivière aux grenades, (Albin Michel . Février 1982 . 256 pages) et Maghreb à l’ombre de ses mains (Maghreb . A l’ombre de ses mains (Albin Michel . Octobre 1985 . 277 pages).  Michel Jobert, dans la dernière décennie de sa vie, aura une chronique radio. de très grande autorité en Méditerranée et en France

[16] - le Décembre 1978
[17] - Le Calame a publié – le 5 Septembre 2007 – un moment de notre dernière conversation le 28 Juillet précédent, qui portait sur la Mauritanie : le lendemain, il était inopinément hospitalisé pour mourir moins d’un mois après

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