28 mai 2012 Par Roger Botte Anthropologue, Centre d’études africaines EHESS-IRD
Article paru dans Libération du mardi 28 mai
Malgré quatre abolitions juridiques, dont une «définitive» en 1980, et sa
criminalisation en 2007, on assiste toujours en Mauritanie à la fin sans
fin de l’institution esclavagiste.
La dénonciation, au mois d’avril, de sa prétendue légitimité islamique
fait même craindre la peine de mort pour une dizaine de militants des
droits de l’homme, d’origine servile. Voyons l’enchaînement des faits.
Lundi 26 mars 2012. La chambre pénale près la Cour suprême remet en
liberté provisoire Ahmed Ould Hassine, condamné par la Cour criminelle de
Nouakchott, le 21 novembre 2011, à deux ans d’emprisonnement pour pratique
de l’esclavage. Il exploitait, comme gardiens de chèvres, deux esclaves de
naissance, Saïd Ould Salka (13 ans) et son jeune frère Yarg Ould Salka (8
ans). Ahmed Ould Hassine est le seul de son espèce à avoir été condamné
sur la base de la loi de 2007. Sa mise en liberté met en évidence
l’absence de volonté de l’appareil judiciaire à faire appliquer la loi, et
sa connivence avec les maîtres d’esclaves.
Vendredi 14 avril 2012. Dans son émission consacrée au Coran, Radio
Mauritanie diffuse le sermon d’un célèbre prêcheur saoudien, Saleh Ibn
Awwad al-Maghamissi. Depuis Médine, ce spécialiste de l’exégèse du Coran
lance un appel «solennel» aux Saoudiens et aux musulmans du Golfe, les
exhortant à se rendre en Mauritanie pour y acheter des esclaves,
«disponibles en abondance» et, ce faisant, à les affranchir comme œuvre
pie. Le prédicateur précise le prix de la tête servile : 10 000 riyals,
soit environ 2 000 euros.
Vendredi 27 avril 2012. Des militants de l’organisation antiesclavagiste
IRA-Mauritanie (Initiative pour la résurgence du mouvement abolitionniste
en Mauritanie), descendants d’esclaves (haratines), se réunissent sur une
place publique de la commune populaire de Riyad à Nouakchott. Ils
entendent dénoncer une lecture doctrinaire de l’islam par le corps
religieux traditionnel. Ils affirment que, si l’idéologie esclavagiste se
perpétue dans le pays, c’est qu’elle puise sa légitimité et ses fondements
juridiques dans les enseignements erronés de la version locale de l’islam.
Ils célèbrent la grande prière puis, dans un geste d’une violence
symbolique inouïe, le président de l’IRA, Biram Ould Dah Ould Abeid,
procède à l’incinération d’ouvrages fameux de jurisconsultes musulmans.
Or, ce corpus constitue le véritable bréviaire du rite sunnite malikite
dans toute l’Afrique du Nord et de l’Ouest. Mais, pour Biram Ould Dah et
ses compagnons, ce droit musulman (fiqh) doit être un facteur de
libération, non un instrument d’oppression. Édicté par des hommes à un
moment donné, il ne peut être érigé en vérité immuable ; en effet,
affirment-ils, ce droit cautionne un ordre séculaire esclavagiste en
contradiction avec les valeurs contemporaines de l’État de droit et le «
message ultime du Prophète ».
En s’attaquant au dogme de manière aussi spectaculaire Biram Ould Dah et
ses compagnons ont agi comme un extraordinaire révélateur de l’anomie de
la société mauritanienne. Leur geste a provoqué un tumulte passionnel sans
précédent : lynchage médiatique, furie des sphères religieuses,
vitupération ou lâchage de la classe politique, désaveu ou reniement de la
société civile, manifestations de rue et meetings - spontanés ou pas -, et
jusqu’à un Conseil des ministres dédié.
La cohue des moralistes, des faux dévots et des vrais bigots a préféré
stigmatiser une « démarche hérétique et satanique, un acte blasphématoire,
un attentat perpétré à l’égard de la sainte religion, une profanation »,
etc. Des voix ont réclamé la peine de mort. Or, Biram Ould Dah n’a pas
brûlé un texte sacré : il s’insurge uniquement contre une exégèse
archaïque et son instrumentalisation en vue de justifier l’asservissement
d’êtres humains. Ses contempteurs se scandalisent de l’incinération de
livres, mais ils se gardent bien de condamner l’esclavage. Ils en nient
d’ailleurs pour la plupart la réalité, y compris lorsqu’ils sont maîtres
d’esclaves. Pour Biram, rejeter la version locale de cette espèce de Code
noir, toujours en vigueur, n’est pas condamnable, mais doit, au contraire,
servir la religion.
Biram et ses compagnons ouvrent véritablement le débat de fond : l’islam
prône-t-il l’injustice, l’inégalité et l’esclavage ?
Les oulémas sincères du pays doivent répondre à cette question et produire
une fatwa pour dire que, dorénavant, l’institution de l’esclavage ne
s’appuie sur aucun fondement religieux légal ; et qu’il n’y a plus ni «
maîtres » ni « esclaves », mais uniquement des citoyens. C’est d’abord en
qualité de militant des droits de l’homme que Biram Ould Dah Ould Abeid
dérange et que, depuis plusieurs années, l’on prépare son linceul et sa
liquidation politique.
Inculpé de « violations des valeurs islamiques du peuple mauritanien » et
d’« atteinte à la sûreté de l’État », il se trouve entre les mains de la
Direction de la surveillance du territoire mauritanienne. Régulièrement
accusé d’être à la « solde du sionisme international », Biram est détenu
au secret, ainsi que ses dix compagnons, officiellement pour « approfondir
l’enquête sur les sources financières » de l’IRA-Mauritanie et « ses
relations à l’extérieur ». Les militants demandent sa libération en
manifestant aux cris de : « Nous sommes des musulmans contre l’esclavage
».
Le nouveau président français, François Hollande, lors du débat télévisé
avec son prédécesseur, Nicolas Sarkozy, avait promis d’intensifier la
coopération avec la Mauritanie comme exemple de sa future politique
étrangère. L’occasion s’en présente.
Dernier ouvrage paru : Esclavages et abolitions en terres d’islam :
Tunisie, Arabie Saoudite, Maroc, Mauritanie, Soudan, Bruxelles, André
Versaille éditeur, 2010.
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