Ça s’est pourtant passé en
Mauritanie et tout est parti d’une affaire de cœur entre une noble et un
esclave soninké pour finir en révolte des esclaves ; le tout entre Paris
et le village où presque tous les coups furent permis. En milieu maure, les
h’ratines en sont encore au discours car ils sont mieux lotis que les esclaves
soninkés auxquels il est interdit d’être maire, député ou ministre. Voilà
pourquoi apparemment en milieu soninké régulièrement on est au bord de
l’explosion mais cette information n’arrive pas jusqu’à Nouakchott car ce genre
d’exemple pourrait faire désordre à une tout autre échelle. Pourtant ça vaut le
détour, à lire entièrement c’est très fluide.
« Le second cas concerne Mlle Aminata M. et Omar
T. du village de R. En 1994-1995, un jeune homme d'une trentaine d'années (déjà
marié au pays), nommé Omar T. débarque à Paris. Bien que d'extraction servile
et « sans-papiers », Oumar T. était apparemment heureux de son sort, entre un
foyer africain de Montreuil-sous-Bois où il habitait, et la maison du maître de
ses parents à Drancy, où il se rendait régulièrement pour y exécuter de menus
travaux ménagers ou des courses.
Tout allait bien pour lui jusqu'au jour où un employé
de mairie d'origine soninkée interpella M. M., ledit maître, pour lui annoncer
que, de ses propres yeux, il a reconnu formellement sa fille sortant d'un hôtel
avec « son petit esclave ». M. M. ne s'en offusqua guère et rétorqua fièrement
que ce garçon n'est que l'ange gardien de sa fille, en l'occurrence son « petit
esclave » et qu'il fait entièrement confiance à sa fille aînée.
D'autres témoignages arrivèrent par la suite jusqu'à
ses oreilles ; il ne voulait pourtant rien entendre de ces « calomnies ». Mais
avec le temps, le père fut instruit de la « triste réalité » et cessa de jouer
les autruches ; il se rendit avec son fusil de chasse chez le chef du village
de R. au foyer « Rochebrune » à Montreuil pour exiger la convocation de
l'esclave en question afin de lui signifier de cesser immédiatement de
fréquenter sa fille. Il menaça (en son absence) des plus sombres destins, y
compris d'une mort prochaine, l'insolent et téméraire descendant d'esclaves qui
osa le bafouer et le traîner dans la boue. Le chef de village à Paris convoqua
alors une première assemblée des nobles devant laquelle M. M. refusa de se
présenter, faute peut-être d'avoir été satisfait dans sa requête ; il écopa
d'une amende de 5 000 francs français pour refus d'obtempérer. Néanmoins, les
nobles du village, appartenant en majorité au patronyme M., se mirent en colère
contre le « petit esclave » par solidarité avec M. M. et, du coup,
déclenchèrent contre l'« effronté » les procédures d'exclusion des instances
villageoises de France et de Mauritanie. Lors de cette réunion avec les chefs
de village, on lui expliqua que la fille qu'il convoite « est née en France et
ignore tout de nos coutumes ; mais que lui, en revanche en a profité pour
l'égarer volontairement ». Il semblerait que durant cette réunion il ne se soit
pas exprimé lui-même, cependant un de ses amis (un esclave de mangue) a déclaré
à la fin de la réunion que « ces histoires de mariages [endogames] sont des
histoires du passé ». Ce dernier écopa de 5 000 francs d'amende pour cette
affirmation mais il déclara qu'il ne les paiera jamais.
Entre temps, quand le ventre de Mlle M. commença à
s'arrondir, elle décida, à titre préventif, d'aller vivre son idylle hors du
domicile parental. Ayant senti les choses se gâter, suite aux menaces de son père,
elle se rendit alors au commissariat pour y demander une protection policière
pour son ami ; les policiers qui ne comprirent rien à son discours sur
l'esclavage (mais les a-t-elle vraiment informés sur le sujet), ont,
semble-t-il, malgré tout, convoqué le père pour lui demander de se calmer et de
ne menacer quiconque et, a fortiori de mort.
À Paris, les nobles du village, après avoir exclu Omar
T. de la caisse centrale des ressortissants du village en France, demandèrent
par un message envoyé au pays, au chef de village — il est simultanément chef
du clan de M., patronyme régnant — d'exclure immédiatement les parents du jeune
homme (père, mère et oncles paternels) de toutes les affaires du village, y
compris, chose gravissime, de l'accès à la grande mosquée pour la prière du
vendredi. En France également ses oncles paternels furent exclus de la caisse
du village. Du coup, à Paris, on assista à la réaction immédiate et concertée
de trois ou quatre anciens étudiants de l'université Al-Azar du Caire, eux-mêmes
d'origine servile. Ils provoquèrent une réunion avec les nobles pour leur
annoncer que les mesures punitives prises à rencontre des parents d'Omar T.
sont contraires au droit musulman, car leur responsabilité n'est nullement
engagée dans cette affaire, ni de près, ni de loin. Par conséquent, en tant que
musulmans, ils doivent réviser leur position sur ce point précis.
Après les avoir attentivement écoutés, les nobles
décidèrent immédiatement de leur infliger une amende de 4 000 FF chacun,
payable dans les plus brefs délais. En cas de non-paiement de cette amende, ils
seraient exclus de l'association villageoise de Paris (à laquelle ils ont
pourtant toujours participé en versant leurs cotisations mensuelles
obligatoires). Ils répliquèrent aussitôt qu'ils ne payeront l'amende en aucun
cas, car ils n'ont énoncé que le droit, tout en montrant la voie tracée par
Allah et sans aucune arrière-pensée de protection, ni du jeune Omar T. ni même
de ses deux parents. Ils furent alors exclus sur le champ de toutes les
instances organisationnelles du village de R., en France comme en Mauritanie.
À partir de ce moment l'affaire deviendra
progressivement un différend entre les nobles et les esclaves du village de R.
Peu à peu, les descendants d'esclaves commencèrent à se concerter
collectivement pour adopter une attitude commune qui, m'a-t-on précisé, ne
puise ses arguments essentiels que dans l'attitude intransigeante des nobles du
village. À Paris, en vue de réconcilier les deux groupes de la communauté
villageoise de R. (les jeunes esclaves contre les nobles alliés aux « vieux »
esclaves), tous les ressortissants des villages environnants intervinrent, mais
en vain.
Certains villages ont tenté de parler aux deux parties
rassemblées, mais sans résultats. Ces interventions, souvent organisées à
l'initiative des seuls nobles des villages voisins, ont provoqué de graves
problèmes au sein de leurs propres communautés villageoises, car certains
esclaves de ces villages ont estimé que la démarche de réconciliation doit concerner
tout le village et non pas seulement les nobles et leurs niaxamalani. C'est
ainsi que les nobles du village de L. ont été menacés de représailles au cas où
ils interviendraient au nom de l'ensemble du village. La situation en ce début
d'année 2000 ne semble guère s'améliorer. Les aristocrates et les « vieux »
esclaves ont conservé l'ancienne caisse avec en épargne près de trente années
de cotisations des deux communautés ; la centaine (plusieurs centaines selon
d'autres sources) de jeunes descendants d'esclaves réfractaires ont été
contraints de créer leur propre caisse. Ils l'ont fait autour d'une association
loi 1 90 1 , d'où la très grande portée symbolique et matérielle de leur
décision. Les nobles exigeraient désormais le retour inconditionnel des jeunes
réfractaires avec leur nouvelle caisse, et l'ancienne également, sans aucune
garantie ni contrepartie. En fait, les esclaves ont deux caisses car depuis le
début des années 1970 ils se sont organisés autour d'une « caisse des esclaves
» distincte de celle du village. Ils versaient à cette caisse des esclaves,
créée à la suite d'un différend avec les nobles, une cotisation exceptionnelle
(équivalent à la moitié de la cotisation villageoise).
En effet, les nobles de France, suite à un incendie de
brousse déclenché involontairement par des enfants d'esclaves qui gardaient les
champs au pays, avaient payé l'amende exigée par le gouvernement mauritanien
avec les deniers de la caisse villageoise. Ils ont menacé les esclaves en leur
disant que la prochaine fois que pareille mésaventure arrivera à leurs enfants,
la caisse de France ne prendrait plus rien en charge. D'où la création d'une
caisse spécifique par les esclaves !
Au village de R. en Mauritanie, au début du conflit,
les deux groupes étaient séparés et se combattaient, mais les nobles ont
progressivement réussi à convaincre, par divers moyens, tous les vieux
esclaves. Les parents de Omar T., murmure-t-on ici, ont fini par renier leur
fils tandis qu'à Paris, ses oncles ont recouvré leurs droits auprès de la
caisse villageoise. Au village cependant, dans tous les actes de la vie
quotidienne s'opposent d’un côté les jeunes révoltés et, de l'autre, les nobles
alliés aux vieux esclaves. Les deux groupes sont désormais séparés ; les nobles
ont repris les terres précédemment louées aux jeunes esclaves (en contrepartie
d'un dixième de la récolte). On est allé jusqu'à détruire des constructions en
cours sur des terrains jadis gracieusement concédés ou vendus aux jeunes
esclaves révoltés. Certains d'entre eux rentrés au village pour s'y marier, ont
été contraints par les nobles d'aller se marier à Dakar ou à Nouakchott ; il
leur fut ainsi interdit d'organiser les festivités au village.
Lors de l'enterrement d'un immigré décédé à Paris et
dont le corps fut rapatrié au village, un autre immigré d'origine esclave
(appartenant au groupe des révoltés de France) en vacances, s'est vu interdire
au cimetière la participation à la dernière prière d'avant la mise en terre.
Tous les musulmans des autres villages représentés furent indignés et les
nobles de R., dès les funérailles achevées, déclarèrent que désormais ils ne
refuseraient plus la présence des révoltés lors d'un enterrement. Dorénavant,
chaque groupe prie dans ses propres mosquées de quartiers. L'islam qui proclame
l'égalité entre musulmans n'est utilisé, on le voit, que de façon instrumentale
pour pallier les inconvénients de la non-tranversalité des mariages et, dans ce
cas d'espèce, de l'hypogamie. L'inégalité matrimoniale ici n'est pas dénoncée
dans une perspective de généralisation et d'application du principe d'égalité
énoncé par le Coran. Mais l'exemple du cimetière, conséquence directe de cette
inégalité matrimoniale, montre bien le refus des musulmans soninkés dans leur
écrasante majorité de tirer toutes les conséquences de leur islamité : on
refuse le mariage transversal entre descendants d'esclaves et de nobles, tous
musulmans et égaux devant Allah ; mais on s'indigne devant l'humiliation subie
par un musulman, fut-il descendant d'esclaves, lorsqu'on empêche celui-ci de
prier sur la dépouille mortelle de son compagnon d 'exil et de misère. Est-on
plus musulman que Soninké ? Peut-on continuer à sanctionner au nom de l'islam
les conséquences de comportements liés à la tradition ? Ce principe d'accommodement
sera-t-il long temps tenable ? Il me semble qu'il y a là un cloisonnement des
diverses facettes culturelles de l'identité dangereux pour l'équilibre des
hommes et des femmes vivant en société.
S'agissant du couple de jeunes, Mlle M. a eu un deuxième
enfant pendant le second semestre de l'année 1999 et son père a tout fait pour
dissuader sa « brebis égarée » de poursuivre cette liaison. Pour éviter que ses
autres filles ne suivent la même voie que leur aînée, il les a envoyées à
Nouakchott et au village « afin qu'elles se rendent compte par elles-mêmes que
leur famille est honorable, et qu'en aucun cas, elles ne doivent transgresser
les normes et les traditions de leurs ancêtres. Elles ont le devoir sacré de
conserver leur rang et d'en être fières » (équivalent en français des termes
employés par le père). Quels que soient les résultats de sa démarche, le père
veut encore circonscrire le comportement anomique de sa fille aînée.
Il semble même qu'un jour, au plus fort de la crise,
il se soit rendu dans le quartier du couple pour y camper dans la rue, sous
leur fenêtre, histoire visiblement de leur chercher querelle. Les jeunes du
quartier décidèrent alors de s'« occuper du cas du vieux ». Aussitôt dit,
aussitôt fait : il rentra chez lui les habits déchirés et non sans avoir essuyé
quelques coups. À son retour, et à quelques dizaines de mètres de son domicile,
il ameuta, accusateur, l'ensemble du quartier en clamant le nom de son épouse à
l'instar des célèbres pleureuses de son village d'origine, afin de la prendre à
témoin de sa « déchéance » :
« Ma chère F. je suis déshonoré!
À partir de ce jour, je suis le dernier des M.!
Ma propre fille aînée a préféré un esclave à son père!
Moi, aujourd'hui, je préfère la mort à l'opprobre
éternel!
Je
suis le dernier des M. que les esclaves bafouent et piétinent à Paris! »
Chaque phrase étant suivie du refrain : « Mon destin a
basculé (npere bono) ».
Мmе M., malgré les éclats de son mari, est restée très
discrète dans cette affaire, même si d'aucuns pensent qu'elle serait derrière
certaines menaces viriles de son époux à l'égard du jeune homme. En tout cas,
elle sait que les plaintes de M. M. lui sont directement adressées et que la
moindre maladresse de sa part peut déclencher une avalanche d'injures, voire
lui coûter son mariage pour cause de connivence avec sa fille. Ne dit-on pas
chez les Soninkés qu'une fille reflète toujours l'éducation reçue de sa mère ?
Une mauvaise fille est le miroir de sa mère. La mère est la première accusée
dès qu'un enfant « échoue ». Mais le règlement des conflits liés à la
mésalliance et, en particulier, à l'hypogamie relève chez les nobles de la
compétence des hommes, tout comme la guerre. On m'a affirmé que le père, depuis
le départ de sa fille, « a vieilli de plus de quinze ans, rongé par un
désespoir sans remède ». Plusieurs personnes tentent de « raisonner » la fille
pour qu'elle prenne son père en pitié et renonce enfin à son mari ou, à défaut,
pour qu'elle fasse l'effort de rendre visite à ses parents pour les consoler.
Mais c'est peine perdue car elle a définitivement coupé le cordon. En coulisse,
d'aucuns affirment que « ces jeunes nés en France ne sont pas élevés comme des
Africains, car ils ignorent le poids des liens familiaux et n'ont pas de
sentiments. Sont-ils encore des Africains ? »
Les niveaux de lecture de ce conflit sont multiples,
alors qu'il est encore loin d'avoir produit tous ses effets sur l'ensemble des
communautés villageoises soninkées de France et des villages, en particulier
sur les rapports entre descendants d'esclaves et de nobles. À titre d'exemple,
un noble d'un autre village a affirmé que « les nobles du village de R. ont mal
géré cette crise, ce qui risque de provoquer une révolte générale de tous les
esclaves des pays soninkés contre nous les nobles ». Un autre noble indigné m'a
affirmé que lors de leur troisième intervention, ils ont été « humiliés par les
jeunes esclaves (komo) qui ne savent même plus parler aux anciens et nous ont
traités de Gaulois attardés [sic]. À la fin de l'assemblée, ils nous ont
invités à manger, et nous étions tellement écœurés que nous n'avons même pas
jugé utile de répondre à leur invitation » .
Un descendant d'esclave d'un autre village, situé non
loin de R., m'a confié qu'ils ont mis en demeure « leurs nobles » de parler au
nom de tout leur village dans ce conflit, car dit-il, « les nobles de notre
village ont pris l'initiative d'y aller seuls et ils se réunissent tantôt avec
les nobles de R. tantôt avec les esclaves ; dans ce cas, comment vont-ils réussir
à les réconcilier s'ils ne les réunissent pas ensemble ? Ils aggravent la
situation par leurs fumisteries interminables ». « D'ailleurs », ajouta-t-il, «
sais-tu que la caisse du village de R. ne rapatriait que les corps des nobles
décédés en France ; jusqu'à ce jour les esclaves se débrouillaient entre
membres de la même famille ou entre amis pour rapatrier les corps de leurs
défunts ; c'est bien fait pour les nobles que les esclaves de R. aient quitté
la caisse villageoise ».
Ce conflit a, par ailleurs, mis en relief de façon
éclatante, les liens étroits existant entre les émigrés de France et leurs
villages d'origine. En effet, jamais les comptes rendus des réunions des
ressortissants de R. en France n'ont été si systématiquement communiqués au village
afin que les décisions soient immédiatement répercutées là-bas et
réciproquement. Il est également significatif de noter qu'aucune des parties
n'a estimé utile ou indispensable de porter l'affaire devant les tribunaux
français ou mauritaniens, sauf Mlle M. pour les menaces de son père à l'égard
de son compagnon. On dit même que les nobles régnants du village appartenant
tous au patronyme M., se sont donné la consigne du silence en France face à l'«
insolence et aux provocations des jeunes esclaves » car ici, constatent-ils, «
nous ne sommes pas au village ». De même, en Mauritanie, aucune action en
justice n'a été intentée par l'une ou l'autre partie et le gouverne
mauritanien, qui a certainement eu connaissance du conflit, ne semble
aucunement pressé d'intervenir pour calmer le jeu.
Toutes les démarches de réconciliation émanant des
différentes communautés villageoises de la région du Fleuve résidant en France
ont échoué. Est-ce parce qu'elles ont emprunté les voies traditionnelles que
les jeunes esclaves condamnent ? Quels que soient les résultats futurs de ces
démarches, ce conflit demeurera une mine d'informations pour l'étude du
changement social en milieu urbain hors contexte social global du pays
d'origine et des traditions villageoises. »
Yaya SY
(Extraits : P54 à P60)
L'esclavage chez les Soninkés : du village à Paris
In: Journal des africanistes. 2000, tome 70 fascicule
1-2. pp. 43-69.
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