Le Calame : Vous avez
organisé, il y a quelques temps, l’anniversaire du déclenchement des évènements
de 1989. Quelle évaluation faites-vous de ce drame ?
Alassane Dia :
Vingt-cinq ans après, force est de constater que la
Mauritanie n’a pas encore véritablement pris la mesure du drame. Le caractère
inouï de la violence de ces évènements continue à peser lourdement sur la
marche du pays. Ces évènements ont en effet rompu le fragile équilibre
communautaire qui existait en Mauritanie. Ils ont consacré pour longtemps la
division des Mauritaniens, division entamée par le système éducatif qui l’avait
institutionnalisée à travers des filières dont le recrutement était basé sur
l’appartenance ethnique.
Le résultat est que les Mauritaniens d’aujourd’hui
n’ont pas les mêmes centres d’intérêt, les mêmes préoccupations. La polémique
autour de la prétendue non implication des négro-africains dans les questions
majeures engageant l’avenir du pays dont votre journal s’était fait l’écho, il
y a quelques mois, en constitue une illustration La vérité c’est que les
négro-africains, victimes de cette tentative de génocide, puisque c’est bien de
cela qu’il s’agissait à travers les tueries et les déportations massives dont
ils ont fait l’objet de la part de leur propre Etat, n’arrivent toujours pas à
dépasser le traumatisme et pour cause… Dans le même temps, parmi la génération
arabo-berbère post-évènement nombreux sont ceux qui, de bonne foi, croient à
l’origine étrangère de leur compatriotes noirs.
-Le pouvoir de Mohamed Ould Abdel Aziz dit
avoir définitivement réglé le dossier du passif humanitaire. A votre avis,
pensez-vous que la manière utilisée est de nature à éviter à la Mauritanie de
pareils évènements ?
-Les indemnisations à elles seules ne règlent rien du
tout, surtout quand on pose une entourloupe aux victimes et ayant-droits en
leur interdisant, par une clause cachée, toute possibilité de poursuite
judiciaire. Ce traitement cavalier du dossier est un signal pour tous ceux qui
souhaiteraient se lancer dans de pareilles entreprises. C’est au nom de cette
impunité que les gendarmes de Maghama ont emporté la vie de Lamine Mangane,
dont nous saluons ici la mémoire et pour lequel nous continuons à réclamer
justice. .
-Sinon que faudrait-il faire pour régler
définitivement le dossier dit « passif humanitaire » et donc pacifier
le problème de cohabitation entre les composantes du pays ?
-Le dossier dit du passif humanitaire ne doit pas être
dissocié de celui des évènements de 1989 dont il constitue une suite logique.
L’épuration ethnique au sein de l’armée venant en complément de l’épuration
enclenchée à partir d’avril 1989. Pour en finir avec ce dossier, il faut que,
dans un premier temps, lumière soit faite sur ce qui s’est passée pour situer les
responsabilités, puis que la justice fasse son travail. Après et seulement
après pourrait être abordée la question du pardon
Mais au-delà de la question du passif humanitaire,
c’est le contrat fondateur de la nation qu’il faut remettre sur la table. Les
vingt-huit soldats assassinés dans la nuit du 28 novembre 1990 ont emporté avec
eux l’idéal de la Mauritanie indépendante de 1960. Nous devons avoir le courage
de le reconnaître et de nous mettre autour d’une table pour discuter des
nouveaux termes du vivre ensemble
Il n’est pas normal que, plus de cinquante ans après
l’indépendance, les haratines continuent à être les souffre-douleur du pays,
que les Peuls, les Wolofs, les Soninkés et les Bambaras soient exclus des
sphères décisionnelles, qu’une infime minorité parmi les Maures tiennent
l’économie du pays en otage et aient le monopole des banques primaires. Un pays
où la lutte contre l’esclavage mobilise les seuls Haratines, où le déni de
citoyenneté de la frange négro-africaine n’émeut que les seuls concernés, où la
solidarité est plus prompte à s’exprimer envers les lointains frères arabes de
la Palestine plutôt qu’envers les compatriotes noirs qui ne sont pas mieux
lotis ; un tel pays n’est pas viable.
Les frustrations accumulées sont nombreuses et elles
constituent une véritable bombe à retardement pour le pays. Nous en voyons
quelques prémices à travers les grognes successives et de plus en plus
nombreuses qui ponctuent la vie du pays. Ayons donc l’intelligence de prendre
les devants et d’intégrer définitivement que la Mauritanie ne s’en sortira que
le jour où la conscience de la communauté de destin l’emportera sur la
conscience de la communauté.
-Vous avez assisté à la marche organisée par
l’AJD/ MR en février dernier pour exiger l’abrogation par le parlement de la
loi d’amnistie votée en 1993 pour « protéger » les auteurs des
exactions » contre les négro-mauritaniens. Qu’entendez-vous faire pour
contraindre le pouvoir à abolir ce texte ?
-Cette loi finira un jour ou l’autre par être abrogée
parce qu’un pays ne peut être construit sur un déni de justice. Mais pour
forcer le destin et ramener le pouvoir à la raison, il faut que toutes les
organisations de la société civile et les formations politiques qui portent ce
combat travaillent en synergie et dans la continuité. Les actions d’éclat,
comme la marche à laquelle vous faites allusion, sont certes importantes mais
encore faut-il qu’il y ait du suivi. Nous devons aussi faire en sorte que le
combat soit porté par tous les mauritaniens car au-delà des victimes et de la
communauté négro-africaine, c’est à toute la Mauritanie que l’on a fait du
tort.
-L’enrôlement, votre cheval de bataille
continue à alimenter les polémiques surtout en France. Qu’en pensez-vous ?
-Ce qui se passe en France vient confirmer aux yeux du
monde ce que nous n’avons jamais cessé de dénoncer depuis le lancement de cette
opération d’enrôlement en mai 2011, à savoir son caractère raciste et
discriminatoire. Il est clair, au vu de ce qui se passe en France, que c’est
l’exclusion de la communauté négro-mauritanienne qui est visée, c’est ce que
nous qualifions de génocide biométrique.
D’ailleurs après la facilitation des conditions
d’enrôlement obtenue de haute lutte par Touche pas à ma nationalité ici en
Mauritanie, les vexations ont repris de plus belle. L’exemple le plus éloquent
en est celui du chef du centre d’accueil des citoyens de Bababé dont les
populations ne voulaient plus à cause de son racisme et de son excès de zèle
notoires et qui au lieu d’être sanctionné par sa hiérarchie a été promu chef du
centre de Sebkha
Les autorités doivent comprendre qu’avec TPMN, c’est
une nouvelle génération de mauritaniens qui a émergé, la génération du refus.
Nous ne nous laisserons pas faire quoi qu’il nous en coûte.
-Pouvez-vous expliquer aux mauritaniens et
surtout à vos sympathisants pourquoi TPMN est divisée en deux ailes ?
Certains y ont vu la main du pouvoir. Qu’en est-il exactement ?
C’est une scission que nous n’aurons de cesse de
regretter jusqu’à ce que nous nous retrouvions. Si le pouvoir se permet
aujourd’hui de durcir les conditions de l’enrôlement, c’est en grande partie dû
à cette scission.
Quant à la main du pouvoir, il n’en est rien. Les
divergences avec nos anciens camarades sont surtout liées à des questions de
stratégie. Nous avons d’ailleurs démontré, à la faveur de la marche à laquelle
vous faisiez allusion que nous sommes capables de nous retrouver autour de
l’essentiel puisque nous y avons tous répondu présents. Que le pouvoir se le
tienne pour dit.
-Dénonçant la violence urbaine à Nouakchott
et son cortège de victimes, lors d’un récent rassemblement que vous avez
organisé à Sebkha, TPMN a parlé d’ « état de siège » à El Mina
et à Sebkha. Que se passe-t- il dans ces deux bourgs ?
La violence est exercée par ceux-là même qui sont
censés protéger les citoyens. Au nom de la quiétude des habitants de ces
arrondissements, la garde nationale investit les lieux interdisant aux jeunes
de circuler. Ceux qui osent braver cette interdiction sont raflés et soumis à
toutes sortes d’humiliations. Cela se passe comme par hasard dans ces seuls
quartiers et rappelle étrangement les évènements de 1989.
-Allez-vous vous positionner par rapport aux
élections municipales et législatives annoncées pour septembre et octobre
prochains ?
-Nous nous définissons comme un mouvement citoyen et à
ce titre nous ne prendrons pas part au jeu électoral. Nous ne manquerons pas
cependant de rappeler à nos militants et sympathisants que beaucoup de ceux qui
viendront solliciter leurs suffrages jouaient aux abonnés absents pendant que
TPMN se démenait pour arracher le droit de se recenser dans des conditions à
peu près normales.
-Pour prendre en charge la question des
séquelles de l’esclavage, le gouvernement a créé une agence appelée TADAMOUN.
Partagez-vous l’avis de ceux qui estiment qu’il s’agit là d’une discrimination
positive ?
-Nous pensons plutôt que la création de cette agence
en lieu et place de l’ANAIR est une énième trouvaille de l’Etat pour diviser
davantage les victimes de l’exclusion. En donnant l’impression d’arracher aux
uns pour donner aux autres, le pouvoir cherche à empêcher la jonction entre les
tenants de la lutte contre l’esclavage et ceux qui militent contre le déni de
citoyenneté. Mais malheureusement pour lui et heureusement pour la Mauritanie
cette dynamique a déjà été enclenchée et elle n’est pas près de s’arrêter. La
liberté est un tout et il ne peut y avoir de cloisons ou de compartimentation
entre le déni d’humanité infligé aux esclaves et le déni de citoyenneté.
Propos
recueillis par Ben Abdalla
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