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mardi 11 septembre 2012

Le feccere* Fuuta de 1776 en question ? Mathioubé** et alors !





Le feccere* Fuuta de 1776 en question ?  Mathioubé** et alors !

L’événement de Diatar (département de Podor), comme tant d’événements dans les périphéries de nos États suscitent beaucoup de commentaires sans pour autant que les gens puissent en mesurer la profondeur et surtout la portée didactique. On n’y entrevoit que les manifestations de communautés arriérées, alors que ces dernières tentent de s’ajuster, pour retrouver leur motricité d’avant, selon les dynamiques modernes de gestion de la cité.
Pour inverser ce regard simplificateur, je m’en vais, ici, dans une analyse, certes partielle, proposer une lecture globale de ce qui semble se passer dans l’ensemble du Fuuta. Pour cela admettons ces paroles : « Quelque chose avait changé en moi, seulement cette transformation me restait hors d’atteinte. Je n’en avais témoignage qu’en constatant les réactions de ces rapaces aux ailes seigneuriales qui parfois entraient en conquérants (…) et qui soudain rebroussaient chemin après m’avoir juste contemplé un instant. Je ne leur avais pourtant montré aucune hostilité. Je ne me battais plus avec quiconque, je n’avais plus à le faire. Rien à défendre, aucune richesse à patronner, aucune vérité à infliger (…) Je rayonnais d’une amplitude hors d’atteinte des violences ordinaires mais qui ne me conférait aucune paix intérieure ». Ces phrases de Patrick Chamoiseau [Les neuf consciences du Malfini, Paris, Folio, 2010, pp.  252-253] peuvent résumer ce qui se passe dans la tête d’un mathioudo (littér. esclave) ou d’un membre d’une autre catégorie sociale subalterne du Fuuta depuis plusieurs années déjà.
Les choses sont en train de changer en profondeur sans que personne n’en parle de façon plus sérieuse et sans que les pouvoirs publics et les acteurs politiques ne pensent l’accompagner ou l’informer de manière plus documentée afin d’éviter à la société de sombrer dans la bêtise. Tous les raccourcis servent ici d’esquives/incompréhensions malencontreuses alors que la société a besoin d’un réel accompagnement dénué de toutes tentatives de détournement pour une raison ou pour une autre.
Depuis quelques années, je m’intéresse avec d’autres collègues à ce qui se passe dans nos communautés respectives. Une mission d’une semaine nous a menés au début du mois de septembre (du 02 au 07 septembre 2012) dans le nord du pays (départements de Podor et de Matam). Le prétexte était d’assister à une réunion (un congrès, devrai-je dire !) des associations des mathioubé (j’écris bien des mathioubé, se nommant tel quel sans complexe, ni esprit de revanche sociale). Cette manifestation d’une journée s’est déroulée à Dabiya (Dabia écriture administrative et officielle) le 5 septembre 2012, village du célèbre résistant à la pénétration coloniale Abdoul Bocar Kane. Elle a réuni les délégués mathioubé de 72 villages. Cette journée se tient tous les ans dans un village choisi par l’association Endam Bilaali qui réunit en son sein des mathioubé assumant leur origine mais aussi quelques rimbe (nobles toutes catégories confondues) ayant compris l’irréversibilité des changements en cours dans la société haalpulaar. Cette manifestation permet à l’ensemble de la communauté de faire le bilan financier des cotisations de ses membres, d’accueillir de nouvelles adhésions, de communier à travers ce que nous appellerons, ici, le « Serment de Bilal » qui sera couronnée par une prochaine rencontre à Horkodiéré (ville sainte ?) siège de leur guide spirituel Thierno Sidy Mody Sy. Elle se tient tous les trois ans.
Le ciel était couvert de ses gros nuages. Une fine pluie agrémentait notre voyage vers ce creuset qui se forme autour de notions importantes en République : valeur intrinsèque de l’homme, citoyenneté, représentativité, un homme/femme une voix… Notre voiture blanche, comme une colombe, déchire l’horizon et les minarets des multiples mosquées « verticalisent », au loin, notre vue et nous permettent d’apprécier la perspective. Cette rencontre entre l’horizon et ces masses dressées augurent de quelque chose. Nous sommes à la quête de frémissements, de fractures et de ruptures salvatrices. Entre les voix concurrentes des muezzins, des bruits sourds nous indiquent, dans le silence de la nuit du Fuuta, d’autres pistes à suivre. Un nouveau discours tisse son orthographe et trace les règles de sa grammaire sur le parchemin de l’ancien ordre épuisé. Ce discours puise, sans honte, son sang vivificateur entre les interstices de la société. Il ne vocifère pas. Il parle avec assurance du temps, de l’espace et du monde. Il raconte une histoire, une longue histoire enfouie dans une vieille révolution intellectuelle et politique. Ce discours semble s’écrire en parallèle, en rebelle ! Et pourtant, il emprunte à cette révolution quelques uns de ses critères et les plus fondamentaux d’entre eux : le savoir libère de toutes les chaînes, l’aptitude individuelle conduit à tous les échelons de la vie en société, je veux dire au pouvoir et à tous les pouvoirs.
Dans la conclusion d’un texte publié en 2003, l’auteur de ces lignes écrivait : «… ‘’les gardiens du Temple’’ sommeillent dans l’évocation nostalgique des ancêtres. La longue nuit des contes, des mythes fondateurs de la société a été surprise par les lueurs imposantes du jour qui se lève. Pendant que les somnambules s’activent dans leurs illusions, les supposés dormeurs se réveillent de la longue nuit de l’obscurantisme social. La société haalpulaar est en train de s’émanciper de ces piliers qui ont longtemps fondé son existence. Mais cette émancipation emprunte à la tradition séculaire ses mécanismes en les évidant de leurs négativités instituées[1] ». Cette conclusion ouverte se confirme d’année en année et se joint à l’espérance et surtout à l’assurance affichée par ces hommes et femmes en ce jour « démonstratif » de Dabiya.
En effet, en janvier 2011 une longue mission de terrain nous avait menés au sud et au nord du pays pour recueillir des informations orales sur la « mémoire de l’esclavage en Sénégambie ». Déjà en 2009, et bien avant, les fissurations du mur social commencèrent à se transformer en véritables couloirs d’oxygénation des artères d’une société dont le vieillissement du système et du mécanisme de reproduction demandait et demande encore, à défaut d’un réel changement au moins une prise en compte, ne serait-ce que dans l’évolution démographique des villages, du rôle de la démocratie dans les mutations qui s’observent en profondeur. Il ne s’agit point d’une réorientation de la trajectoire sociale, mais d’un réel désir de prise en charge des ruptures en cours. La première d’entre elles a institué les « classes » et déterminé des places dont la pertinence n’a plus sens aujourd’hui ; sinon dans les mémoires qui fondent l’harmonie et la quiétude sociales. Pour cela, les intellectuels mathioubé, qu’ils soient afrophones (écrivant les langues africaines, ici, le pulaar), europhones ou arabophones doivent sortir de l’invisibilité et jouer leur rôle pour accompagner le courage des « subalternes » à la base. Les subalternes du Fuuta sont en train d’écrire l’histoire avec une encre indélébile en empruntant aux marabouts leurs tablettes rangées dans un coin sombre des dudde (écoles coraniques traditionnelles).
L’événement de Diatar [Il s’agit, ici, dans cette localité d’une volonté de mutation identitaire affichée et affirmée par des gallunke - descendants de mathioubé ayant racheté leur liberté depuis plusieurs siècles- ; souhaitant se « transformer » en sebbe (guerriers, nobles)] ces dernières semaines ne doit pas être considéré comme un épiphénomène, mais bien la traduction d’une réalité qui irradie la société Haalpulaar du Tooro au Damnga (sur les deux rives du fleuve au Sénégal comme Mauritanie). Partout l’aspiration aux changements est là débout devant les vestiges d’une société qui ne doit point continuer de vivre dans un autisme entretenu et qui dure depuis plus de deux siècles déjà.
En effet, le feccere (réorganisation territoriale et sociale) de 1776 était le moment fondateur des changements, mais la récupération de la révolution et l’accaparement de ses rouages par l’élite toorodo naissante en a dévié les bases, celles édictées par Thierno Souleymane Baal. L’écriture de l’histoire s’est arrêtée à la berge de la magnificence de cette révolution que beaucoup, aujourd’hui, se plaisent à présenter comme l’entrée du Fuuta en démocratie et du même coup du Sénégal tout entier, simultanément avec l’Amérique et la révolution française de 1789, dans le monde de la liberté. Cette lecture a oublié d’analyser en profondeur comment cet événement fut le sceau indélébile de la forte hiérarchisation de la société et de l’institutionnalisation des rapports de subordination face au double pouvoir (temporel comme spirituel) exercé par ceux qui, désormais, dirigent le Fuuta au détriment d’un ensemble qui n’a jamais cessé de grossir démographiquement et qui avait vigoureusement contribué au succès de la révolution construite autour de l’islam mais idéologiquement institutionnalisée autour du sang comme outil nouveau de transmission des savoirs et des pouvoirs en violation manifeste du sermon de Souleymane Baal.
La société voulait se bâtir sur les préceptes de l’islam et de la sunna, mais elle s’est vite rigidifiée, fermée sur une idéologie « biologisante » pour que la classe dominante contrôle les êtres et leurs actions quotidiennes. Le savoir est devenu vite un monopole ; dont l’accessibilité prend l’allure d’un gène transmis par filiation patriarcale. Le sang continua d’être le marqueur par excellence de l’identité de chacun dans un sous-ensemble assigné à résidence et réduit à une concession attenante à celles des rimbe. C’est ce système qui est en panne depuis l’assassinat du premier almamy suite à la manipulation de la « Constitution » de Souleymane Baal. Plusieurs ruptures intervinrent, mais la société trouva les compromis nécessaires pour maintenir le statu quo et continuer de vivre avec des béquilles sociales fragiles mais toujours modelables à l’infini. Quel infini ?
De nouvelles aspirations fondées sont désormais visibles voire irrépressibles. Beaucoup de bastions le confirment et beaucoup de conflits sourds le déterminent. Ils ne figurent pas cependant une impasse, mais bien un boulevard celui que la société, sans le vouloir, a ouvert et que les principes démocratiques confirment.
La trajectoire de la société ne pouvait que prendre ce chemin, long chemin mais sûr ; duquel elle ne doit dévier. De nouvelles réalités ont émergé au flanc de la société :
-                Démographiques ;
-                Accès à la connaissance islamique d’un pan important de la société naguère exclu de cette compétence ;
-                La mobilité ascendante, c’est-à-dire le renouvellement des statuts socio-économiques face à la modernité ;
-                Migration internationale et ses conséquences locales ;
-                Démocratisation avec décentralisation et multiplication des communes rurales ;
-                “One human, one vote”, se confirme ici.

Tout cela a fait naître une nouvelle échelle des valeurs qui coagule le sang de la naissance et redistribue le savoir islamique et les fonctions qui lui sont attachées. Les deux piliers sur lesquels la société semblait s’adosser vacillent sous l’effet de ces facteurs aux actions convergentes. Elle a longtemps joui du compromis ne voyant pas que le contrat social sur lequel l’à-venir était bâti portait en son sein sa propre dissolution.
L’association Endam Bilaali est venue rendre plus audible cette nécessaire transformation identitaire, statutaire et de condition. Ses membres, dans une volonté affichée, réclament leur ascendance mathioudo sans complexe aucun, car ayant compris que la mutation identitaire à laquelle ils aspirent ne pouvait se faire que de l’intérieur de leur propre communauté. Cette prise en charge courageuse des « origines » n’épouse point l’allure d’une revanche sociale mais bien plus que cela : la revalorisation de la personne humaine sur la base des compétences et de l’accès à la citoyenneté dans le sens plein du terme. L’homme débout de lui-même dirait Frantz Fanon.
Fedde Peeral Fajiri. Nyalawma Bilaali (traduction libre : Association clarté de l’aube. Le jour de Bilal) n’est pas seulement une rencontre d’hommes, de femmes, d’enfants et de jeunes, mais plus : un slogan fort car s’inspirant de celui qui est présenté comme l’esclave du prophète, le muezzin par excellence. Cet homme qui, à l’aube, rappelle de sa forte voix : « As Salatou khayroune mine nawmi » (La prière est plus vertueuse que le sommeil). Pour finir, comprenons, à travers ce bout de phrase répété depuis des siècles, que le « khayroune mine nawmi » peut bien signifier l’affranchissement de toutes entraves et l’entrée triomphale dans l’espace public désormais ouvert et plus compétitif que jamais. Les jeux et enjeux du pouvoir l’exigent au-delà de toute compassion et de toute amertume.
Demain est déjà là.

NB: Il faut qu’on attire l’attention sur les conflits internes à nos communautés respectives. Ils ne doivent pas réveiller les aversions, ni inciter à des pleurs inutiles mais conduire à la réflexion sur ces mutations internes indispensables pour penser ensemble l’avenir. Aucune société n’est aussi lisse qu’on le pense et donc nos analyses doivent puiser dans le substrat de la houle afin d’éviter de tomber dans le piège de l’écume qui recouvre la réalité subtile des choses de la civilisation.
 Abderrahmane NGAIDE, maître-assistant au département d’histoire de la FLSH/UCAD.


* Cet événement est présenté comme une « révolution agraire et sociale », et dont la relecture s’impose aujourd’hui pour mieux saisir les enjeux modernes ; qui se nouent autour des reclassements sociaux, les aspirations à la gouvernance locale, l’accès aux rouages économiques et le contrôle des connaissances, en cours dans la vallée, les deux rives confondues.
** Attention, ici, le terme ne recouvre aucune connotation négative. Dans l’esprit des acteurs, il ne détermine plus la condition, ni le statut antérieurs. Il n’assigne ni place, ni catégorie, ni n’alimente une volonté de dissidence sociale. Il sert de « certificat d’identité » pour signifier une différenciation souhaitée et assumée.
[1] Pour plus d’informations lire A. Ngaïdé 2003 « Stéréotypes et imaginaires sociaux en milieu haalpulaar. Classer, stigmatiser et toiser », Cahiers d’Études Africaine, XLIII (4), 172, pp. 707-738. (Téléchargeable au lien URL : http://etudesafricaines.revues.org/1463).

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