Avertissement
Des militants d’organisations de droits de l’homme, parmi lesquels des dirigeants de l’IRA-Mauritanie ont été, si l’on en croit les témoignages vidéo, agressés par les forces de l’ordre, aux environs de Wocci, dans le département de Bababé (Brakna). Leur crime ? Avoir voulu
rendre hommage aux victimes des « événements » des
années 89-91, et se prosterner, du moins symboliquement, sur les charniers de
Wocci où certaines d’entre elles furent ensevelies.
Les « pélerins » de Wocci devraient pourtant s’estimer
heureux. Á la différence des victimes des "années noires" qui ne sont
plus que des restes pitoyables couchées dans les charniers de Sori Malee,
Wocci, Azlat ou Inal, mortes sans avoir su pourquoi, eux savent les raisons de
la brutalité de leurs agresseurs.
Leur acte comme la réaction des forces de l’ordre,
c'est-à-dire de l’État, montrent que si l’ombre est toujours au dessus de nous
et dans nos têtes, la lumière est aussi en nous, et en dehors de nous, et que
chaque parole et chaque acte de liberté et de justice la fait grandir.
J’ai fait partie, en juillet 1992, des découvreurs
d’un des charniers de Wocci (il yen a probablement d’autres), et au retour de
cette découverte, j’ai écrit un article sur le sujet, que le journal Al Bayane
m’a fait l’honneur de publier. Je livre à nouveau cet article, en guise de
solidarité avec les militants brutalisés, et pour l’éclairage des jeunes nés
après 1980, mais aussi de nombre de leurs ainés, abusés, en majorité, par le
discours chauvin officiel et l’ambiance délétère de l’époque, ou simplement
ignorants des faits ou, pour certains, consciemment sourds, aveugles et
complices.
Et, évidemment, je ne m’excuse pas pour ceux qu’un tel
rappel pourrait déranger.
La honte toujours recommencée / Par
Abdoulaye Ciré Ba
Le soleil n’était pas encore levé, mais la matinée
s’annonçait lourde. Nous avions quitté le village de Waalalde* à l’aube. Les
terres du waalo s’étendaient devant nous en un ruban long et étroit, coincé
entre l’oued de Wabbunde et le fleuve Sénégal. Au bout de la plaine, une ligne
sombre d’arbres obstruait l’horizon. « La forêt classée de Waalalde »,
m’informa un de mes compagnons.
Contournant celle-ci par le nord, nous pénétrâmes, au
bout d’une demi-heure de marche, dans un petit bois. Cela semblait le vestige
d’une vieille forêt. Une profusion de souches indiquait que bûcherons et
charbonniers y avaient fait des coupes claires. Quelques bosquets touffus
donnaient à la forêt meurtrie les allures d’un maquis en débandade.
Nous nous arrêtâmes devant un petit tertre. Au-dessus
de nos têtes, les chants des oiseaux, qui quelques instants plus tôt vrillaient
l’air de leur stridence, s’étaient brusquement tus. «C’est là», dit un de nos
guides. «Là», selon nos informations, se trouvait une fosse commune renfermant,
les restes de victimes d’exécutions extra judiciaires, au cours de l’année
1990.
Il n’y eut pas besoin de creuser profond. Quelques
ossements épars heurtés par nos outils nous avaient déjà convaincus de la
réalité que nous redoutions. Puis deux, trois pelletées, et un crâne surgit,
figé dans un sourire maculé de boue. Ensuite, l’insoutenable tâche de libérer
les restes de leur gangue de terre.
Quatre squelettes entremêlés dans une même fosse.
Enterrés. Non, ensevelis. Jetés dans un vague trou, comme on se débarrasse de
bêtes mortes, et hâtivement recouverts d’une pellicule de terre. L’un des
crânes porte deux trous, immédiatement visibles. Un sur la tempe, le second, au
bas de la mâchoire inférieure. Ils sont trop nets et trop précis pour être
naturels. Sans aucun doute, des impacts de projectiles provenant d’armes à feu.
Plus loin, un autre tertre, plus petit. Et la même
horrible tâche recommencée. Une tombe, si on peut appeler ainsi ce qui est à
peine un trou. Dedans, un corps. Un seul, réduit à un tas d’ossements. Sur le
sommet du crâne, image incongrue, presque indécente, une épaisse touffe de
cheveux semble prolonger un souffle depuis longtemps éteint. Dérisoire et vaine
obstination de la vie face à l’éternité inexorable de la mort.
Mes compagnons sont des habitants de Waalaldé. Ils
n’ont aucune difficulté à «identifier» ces ossements. On dirait même qu’ils les
reconnaissent. Ils parlent de ces squelettes tragiques comme s’ils étaient
encore des hommes de chair et de sang.
« Celui-là, seul dans sa tombe, dit quelqu’un,
s’appelle Sy Kalidou Samba. Au village nous l’appelions Baarka Téné. C’était un
handicapé mental. Il avait l’habitude d’aller d’un village à l’autre, sur les
deux rives du fleuve. A peine savait-il ce qu’était une frontière.
L’interdiction de traverser le fleuve lui pesait plus qu’à nous tous. »
« Un jour, c'était, je crois, au début du mois de
Ramadan, en 1990, nous l'entendîmes crier. Il était comme enragé. Il hurlait
que les hommes du village étaient des gens sans courage. Et que lui
traverserait le fleuve. Qu’il y avait trop longtemps qu’il n’avait aucune
nouvelle de ses parents sur l’autre rive. Nous tentâmes de le calmer, mais il
repoussa violemment ceux qui essayèrent de le retenir. Il était d’une force
physique peu commune. Il descendit à grandes enjambées la dune et se dirigea
vers le fleuve. Une rafale d’arme automatique l’abattit. Les soldats qui
avaient tiré arrivèrent quelques instants plus tard, jetèrent son corps dans
leur véhicule, et prirent la direction de leur camp ».
Nous
écoutions dans un silence profond.
« Pauvre Baarka ! Les enfants le moquaient pour sa
grosse tignasse hirsute et sale. Et voyez, la terre elle-même n’aura pas réussi
à lui arracher sa folle chevelure!»
Je sentais chez mes compagnons une espèce
d’impatience, comme si en eux une digue se rompait. Comme si ces mots, et le
spectacle macabre sous leurs yeux, avaient libéré un désir de parole trop
longtemps et trop durement réprimé.
« Cela s’est passé sous nos yeux! »
« Presque tout le village était là »
« On l’a abattu sans sommation! »
« Ils ont tué un fou qui voulait seulement saluer ses
parents sur l’autre rive! »
Une voix s'éleva, tonnant comme une protestation.
« Baarka Téné n’était pas un fou, c’était un simple
d’esprit, un innocent.» La personne qui parle est la seule femme du groupe.
Aïssé Houraye est un petit bout de femme, légèrement boulotte. Mais sous ses
apparences rondouillardes, on devine une indomptable énergie. «Ceux qui l’ont
tué, eux, sont des fous et des criminels.»
Un silence s’établit, profond. Nous avions besoin
d’assimiler les implications de ces dernières paroles. Leur évidence émerge peu
à peu, et c’est une amère et triste vérité : pour les chauvins et les racistes
invétérés, et pour leurs exécuteurs, il est plus facile, et infiniment plus
profitable et gratifiant, d’abattre un Négro-africain que d’essayer de faire
entendre raison à un demi fou exalté.
Et pourtant, soulignent les habitants de Waalaldé,
suite aux doléances des villageois, le ministère de l’Intérieur, avait accordé
à ceux-ci une autorisation permanente d’accès au fleuve, entre 7H et 18H (Il
n’existe pas de puits dans le village; le fleuve est l’unique possibilité de
ravitaillement en eau).
C’est encore le fleuve, une dizaine de jours après ce
qu’il faut bien appeler l’assassinat de Baarka Téné, qui sera le prétexte aux
événements qui conduiront les quatre autres dans cette fosse commune au-dessus
de laquelle nous sommes comme pétrifiés.
Si les détails do la mort de Lô Boubacar Hamat, Dia
Hamadi Amadou, Sow Demba Moussa et Niang Hamet Amadou restent du domaine des
conjectures, les circonstances de leur arrestation sont parfaitement connues.
« Cela s’est passé le 14 avril 1990, soit le 18e jour
du mois de Ramadan" (quelle force impie et maléfique pousse donc, depuis
avril 1989, les chauvins de ce pays à souiller de sang innocent, avec une si
farouche constance, le mois béni du Ramadan?)
Altiné Mayram Sarr, veuve de Niang Hamet Amadou (dit
Samba Djenga) :
« Ce matin-là, ces quatre hommes s’étaient rendus à
l’enterrement d'un habitant du village. A la fin de la cérémonie, ils allèrent
se baigner au fleuve. C’est à leur retour, au moment où ils atteignaient les
premières maisons, qu’ils furent interpellés par une patrouille militaire. Ils
hésitèrent un moment sur la conduite à suivre, et c’est mon mari qui persuada
les autres qu’ils avaient le devoir d'obéir à l'autorité. Nous étions là quand
les soldats les conduisirent à la base » (établie à l’époque dans le bois même
où nous nous trouvions. La fosse commune et la tombe sont situées à environ
cinquante mètres au sud-est de l’ancien emplacement de la base).
« Il était exactement 14 H 15 quand ils les emmenèrent
», précisa un autre.
Nul au village ne devait les revoir vivants.
Le lendemain de leur arrestation, des habitants
entendirent des détonations provenant de la base. Quatre, selon certains,
beaucoup plus, selon d’autres .Mais personne no pensa que l’irréparable était
déjà accompli. Un silence de plomb s’abattit sur le sort des disparus. A peine
rompu par quelques rumeurs.
« Des gens nous ont affirmé qu’ils avaient été tués.
Puis, les mêmes, et d’autres nous ont dit que non. Qu’ils étaient encore en
vie, qu’ils avaient été transférés à Bouhdida, qu'ils avaient été vus à Civé,
travaillant dans des champs... »
Rumeurs mensongères, probablement véhiculées par les
assassins eux-mêmes. Mais parents et proches s’accrochaient à ces lambeaux
d’espoir. Aujourd’hui, l'espoir eut mort. Aussi mort que ces quatre squelettes
disloqués, dispersés aux quatre coins d’une fosse ouverte qui semble demander
justice au ciel.
Aïssé Houraye reprend la parole.
« Ces hommes, je les connaissais comme on connaît un
voisin, un ami, un parent très proche. Ils étaient tout cela pour moi. Celui-ci
- elle indique un des squelettes - était mon cousin ; l’autre là-bas, était le
cousin de mon mari... Il y a longtemps que je sais qu’ils sont morts. Dès que
j’ai entendu les détonations venant du camp, j’étais convaincue qu’ils avaient
été tués. Je ne pouvais, je n’osais rien dire. Leurs parents, leurs épouses
espéraient encore un miracle. »
Les preuves formelles manquent cruellement. Le mystère
demeure entier pour la période qui sépare l’arrivée, sous bonne garde, des
quatre hommes dans la base et celui où on les fit passer de vie à trépas (après
quels tourments?). Qui les reçut, qui les interrogea? Furent-ils libérés? Si,
oui, pourquoi nul ne les revit-il? Sinon, qui décida de leur sort? Quel
tribunal les jugea?
Ces questions devront bien un jour trouver réponse.
Des réponses qui jusqu’ici sont refusées aux parents
et aux épouses de ceux qui sont maintenant passés du statut de disparus à celui
de défunts. Obstructions, réponses dilatoires, fins de non-recevoir. Lô Kadjata
Hamat, épouse de Dia Hamadi Amadou, et sœur de Lô Boubacar Hamat, a parcouru
toutes les étapes de ce parcours d’humiliations.
« J'ai vu le préfet de Bababé, le gouverneur du
Brakna. On m'a reçu avec de bonnes paroles, ou on m'a menacée Je me suis rendue
à Nouakchott. Je me suis adressée à l'état-major de l’Armée, car mon mari et
mon frère étaient tous deux d'anciens militaires. On m'a promis une enquête,
mais ce n'était que duperie. J’ai contacté un avocat, il s'est révélé incapable
de m’apporter la moindre information. Au ministère de l’Intérieur, une
secrétaire, Haal- pulaar de surcroît, m'a honteusement renvoyée. Il n'y a
qu'auprès du collectif des veuves des victimes de la répression que l'on m'a
manifesté de la solidarité. »
Niang Hamet, 48 ans l'année de sa mort, était père do
huit enfants. Simple cultivateur, il n'avait que rarement quitté son village.
Les trois autres étaient d’anciens militaires. Lô Boubacar Hamat était adjudant
dans la marine. Dia Hamadi Amadou était gendarme, et Sow Demba Moussa, garde
national.
Soupçonnés d’avoir participé à une tentative de coup
d’Etat fomenté par des éléments négro-africains, ils avaient été victimes des
grandes purges de 1987-1988. Radiés de leurs corps, ils avaient été assignés à
résidence à Bababé. Relâchés en 1989, et rendus à la vie civile, ils étaient
retournés dans leur village.
Emmenés de force dans un camp militaire, le 14 avril
1990 et - c’est jusqu’à preuve du contraire, l’hypothèse la plus vraisemblable
- exécutés, avec leur compagnon, le 15 avril, à l’aube, par leurs anciens
frères d’armes.
Tragiques
et singuliers détours du destin.
Les humains meurent de tout. D’un mauvais rhume comme
d’un accident de train, d’un cancer comme d’une noyade. Mais il faut que la
malignité et la bêtise propres à l’homme s’en mêlent pour que quelqu’un soit
tué pour s’être baigné dans un cours d’eau. Et surtout, il faut que la bêtise
se mue en haine, que la haine soit élevée au rang de politique d’exclusion, que
celle-ci contamine les secteurs déterminants de l’État, pour que des citoyens
soient massacrés pour s’être baignés dans un cours d’eau sous le prétexte viril
que ce cours d’eau est une frontière, que ceux d’en face sont de prétendus
ennemis, et que les prétendus alliés objectifs des prétendus ennemis sont «
expulsables » et « exécutables » à merci.
Cette logique d’apparence guerrière, camoufle bien mal
des motifs moins avouables. Mais elle a fonctionné, et fonctionne encore, avec
une effroyable efficacité. Ce soir, demain, tout peut recommencer.
Même si, malgré tout, les choses changent. Même si la
peur s’est momentanément éloignée, si les cœurs s’affermissent, si les langues
se délient et que la liste des tués et des disparus s’allonge, à Waalalde comme
ailleurs, en une monotone et douloureuse litanie.
Abou Saara Diop, 30 ans, parti chercher du bois,
abattu par des gardes qui, pour faire bonne mesure, tuèrent aussi son âne. Sans
doute voulaient-ils éviter au pauvre anima! le chagrin de se savoir désormais
sans maître. La dépouille d’Abou Saara resta deux jours au soleil. Sa vieille
mère dut se rendre à Bababé, adresser une supplique au préfet. Celui-ci (les
habitants du département vantent encore ses qualités humaines) se rendit sur
les lieux, et autorisa l’enterrement du corps dans le cimetière du village.
Aliou Poulal et ses deux compagnons, arrêtés dans le
village par des gardes. Motif : ne sont pas originaires de Waalalde. Embarqués
dans un véhicule militaire qui quitte aussitôt les lieux. Destination inconnue.
Personne, à ce jour, ne les a revus.
Deux jeunes gens qui avaient assisté à la scène, et
tenté de défendre les victimes, sont interpellés. Les gardes placent le village
devant un choix : payer une amende collective de 18 000 UM, ou voir les deux
jeunes gens subir le sort de ceux qu’ils tentaient de défendre. Le village a
payé.
Et d’autres, et d’autres encore.
En deux sombres années, la rive droite du fleuve est
devenue un immense charnier. Des dizaines de fosses communes restent à
découvrir, des centaines, des milliers de squelettes blanchis à exhumer, qui
diront, mieux que tout, le martyre atroce de communautés entières, la profonde
blessure faite au peuple de ce pays et à son unité. Il y va de notre dignité et
de notre avenir.
Nous avons refermé la fosse et la tombe. Dans quelques
jours, les villageois procéderont aux transferts des cendres au cimetière de
Waalaldé. Nous quittons lentement le petit bois. Derrière nous, les oiseaux ont
repris leurs pépiements joyeux. Nos cœurs à nous résonnent de chants de deuil.
Devant nous, la mosquée semble écraser les maisons du village de sa masse
immense, ses minarets flamboyant dans la blancheur du soleil.
A.C.B.
Nouakchott,
juillet 1992
Cet article a été publié dans l’hebdomadaire Al Bayane
(n° 33, du 29 juillet 1992). Le titre de l’article est dû à la plume inspirée
de Habib Ould Mahfoud
Walaalde est le nom historique du village de Wocci.
Avec son village-jumeau, sur la rive gauche du fleuve (qui porte toujours leur
nom originel), il formait la double capitale des farbas du Laaw.
PS : Wocci (Waalalde) est le village natal du deuxième
personnage officiel de l’État, le Président du Sénat, son excellence M. Dieng
Boubou Farba
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