www.Afrikum@.org Première partie
L’objet
de cette présente contribution vise à fournir au lecteur un point de
vue, un peu plus nuancé, sur les affirmations de l’anthropologue
franco-péruvienne Mariella Villasante Cervello et du politologue
français Jean François Bayard. Ces affirmations concernent les
rapports de l’Etat et de l’ethnicité dans le contexte pluriethnique de
la Mauritanie. Elle prend pour point de départ le point de vue de
Mariella Cervello l’auteur de la série d’articles publiés par
info-Adrar, sur le site de presse en ligne Cridem, sous le titre de «
chronique politique de la Mauritanie » où elle met face-à-face deux
types de nationalisme qualifiés de chauvins. Elle renvoie dos à dos
deux nationalismes qui, selon elle, s’affirmèrent dans le champ
politique mauritanien dans les années 1980, celui des arabisants
prônant « la supériorité de la langue et de la civilisation arabes » et
« celui …des élites intellectuelles et jeunes auto-nommés
négro-mauritaniens ». Le second nationalisme est, à son avis, inspiré de
l’idéologie de la négritude de Senghor à la lumière de laquelle, de son
point de vue, les forces de libération des africains de Mauritanie
(FLAM créées en 1986) abordent la question de la « fracture sociale »
dans ce pays sous l’angle raciste, dans leur « manifeste du
négro-mauritanien opprimé ».
Nous réservons notre appréciation sur le soi-disant racisme qui
caractériserait la négritude défendue par Senghor, dans une prochaine
contribution. Toutefois nous soulignerons au passage que la négritude,
comme le fait remarquer le philosophe africain J.G Bidima, est « une
revendication nationaliste dénonçant les justifications politiques,
économiques et culturelles de la colonisation, une façon de revaloriser
l’Afrique» (cf. Jean-Godefroy Bidima, la philosophie
négro-africaine [?], Que sais-je no 2985, presse universitaire de France
, 1995, p. 12-13) , et les africains qui en étaient victimes. C’est une
telle entreprise qui a sous-tendu les écrits des chantres de la
négritude que sont Aimé Césaire, Léon-Gontran Damas et Léopold Sédar
Senghor. Sartre a écrit que c’est l’antisémitisme qui fait le juif. On
pourrait dire que c’est l’esclavage et la colonisation qui ont enfanté
la négritude. Cette volonté de « repersonnalisation » de l’homme noir a
été saluée par Le philosophe français Jean Paul Sartre dans Orphée
Noir, jugeant le particularisme auquel s’est attaché la négritude comme
un chemin indispensable à l’homme noir pour défendre sa dignité
d’homme et que c’est un moment de la dialectique de l’histoire vers
l’universel.
Cette
démarche est selon Sartre révolutionnaire. Concernant ces références aux
écrits de Sartre sur la Négritude, nous vous renvoyons aux articles,
de Rokhaya Oumar Diagne et de Philippe Gouet, publiés dans la Revue
négro-africaine de littérature et de philosophie, Ethiopiques No 61-2ième
semestre 1989. Fermons cette parenthèse et revenons à notre sujet qui,
d’une certaine manière, nous ramène au débat sur la question des
rapports entre ethnicité, race et Etat en Mauritanie. Pour aborder cette
question, Mariella .V.Cervello commence, avant tout, par souligner, en
Afrique, « le caractère restreint des luttes ethniques…en réalité toutes
les oppositions ethniques ont une part d’ethnicité, c'est-à-dire de
mise en avant des identités restreintes ; et parallèlement, une part des
revendications citoyennes d’accès à la pleine égalité nationale » (cf.
Mariella Villasante cervello, publication Adrar-info-cridem.org).
Reconnaissant le fait de l’ethnicité dans les oppositions politiques en
Afrique, l’auteur ne perd pas de vue l’existence d’une autre
revendication citoyenne adressée à l’Etat et qui appelle à une égalité
de traitement de tous les citoyens. A ce propos, en Mauritanie, l’appel
à l’égalité au plan sociopolitique n’a jamais occulté les
revendications identitaires qui se sont cristallisées, sous le régime du
premier président mauritanien Moctar ould Daddah, autour de la question
linguistique étroitement liée à celle de l’enseignement, dès 1966 au
lendemain de l’indépendance, et par la suite en 1979, sous le régime
militaire. C’est pour surmonter cette question qui pousse de façon
récurrente la jeunesse négro-mauritanienne à la révolte, et soutenue en
cela par leur communauté, que furent adoptées, le 18 octobre 1979, par
le Comité militaire de salut national (CMSN) , l’instance dirigeante en
Mauritanie à cette époque, « les orientations d’une nouvelle réforme de
l’enseignement intégrant les langues nationales négro-africaines
(Poular, Wolof, Soninké) officialisée et transcrites en caractères
latins» (cf. Oumar Moussa. Bâ, Noirs et Beydanes mauritaniens, l’école
creuset de la nation- Harmattan). A cet égard, il ne faut pas considérer
les revendications identitaires des noirs en Mauritanie comme le fait
exclusif de l’élite intellectuelle noire et non celles des élites
traditionnelles noires qui, selon Mariella Cervello, s’accommodent
généralement du discours officiel exprimé par l’Etat mauritanien. Cette
élite traditionnelle à supposer qu’elle soit adepte de « la politique
du ventre » est une minorité insignifiante par rapport à l’ensemble des
négro-mauritaniens marginalisées économiquement et politiquement, vu
leur sous représentation dans ces deux secteurs. Un point de vue
semblable a été émis à une certaine époque et dans un autre contexte de
crise qui est celui des grands lacs où on a laissé entendre, qu’autant
au Rwanda qu’au Burundi, « le sentiment d’appartenance n’est partagé
que par les couches dirigeantes ». Ceci a été démenti par des
observations selon Filip Reyntjens qui écrit, dans le cas du
Rwanda,« contrairement à ce qui se laisse entendre le discours de
certains intellectuels et bon nombre de dirigeants, la division ethnique
n’est pas un phénomène superficiel qui rongent certains
intellectuels ». (cf. Filip Reyntjen, L’Afrique des grands lacs, en
crise, Edition Karthala, page.13). Pour ce qui est du Burundi et citant
Darbon, Reyjents rapporte que « la subjectivité de la mobilisation
ethnique s’articule sur l’objectivité de la marginalité politique et
économique » (cf. reyjents, idem, page.14). C’est justement ce type de
marginalisation que dénoncent, encore aujourd’hui, la plupart des noirs
mauritaniens. Cette dénonciation est relayée publiquement par leurs
élites intellectuelles, à travers des écrits tels que « le manifeste du
négro-mauritanien opprimé ». Outre ce démenti, Reyntjens rejette cette
tendance à réduire les revendications identitaires à « un simple partage
de gâteau par des élites ».« Cette politique du ventre » de la part
des élites africaines est au cœur de l’ouvrage de Jean François Bayard
intitulé l’Etat en Afrique, la politique du ventre. Une politique qui
se sert de l’ethnicité et du tribalisme pour arriver à ses fins. A ce
propos Bayard affirme que « dans le contexte de l’Etat africain,
l’ethnicité existe principalement comme un agent (moyen)
d’accumulation, à la fois de richesse et de pouvoir politique. Le
tribalisme est donc perçu moins comme une force politique en soi qu’une
voie par laquelle s’exprime la compétition pour l’acquisition de
richesse, de pouvoir et de statut( traduit par nous de l’anglais cf. J.F
Bayard, The state in Africa, the politics of Belly, Edition Longman
London-New York, page.55, L’Etat en Afrique, la Politique du ventre).
Force est de reconnaitre ici que la démarche intellectuelle de
Mariella sur la question identitaire en Mauritanie s’inspire largement
de celle de Bayard.
Ce
dernier insère les revendications identitaires des négro-mauritaniens
dans son schéma d’intelligibilité donc comme relevant de l’ethnicité,
qu’il décrit dans son ouvrage susmentionné. C’est dans le contexte
mauritanien qu’il choisi ses deux premiers exemples, entre autres,
relatifs au rapport Etat/ethnicité, en Afrique. Le premier est relatif
au « manifeste des 19 » émanant des élites négro-mauritaniens en 1966,
dénonçant l’introduction de l’arabe dans l’enseignement en Mauritanie
comme moyen de défavoriser les populations noires dans l’accès aux
emplois de la fonction publique, entre autres. Et, le deuxième exemple
renvoie au « manifeste du négro-mauritanien opprimé » de 1986
critiquant la confiscation de leurs terres fertiles de la vallée du
fleuve Sénégal par les « beydanes » (terme qui signifie
littéralement « blancs » et par lequel les arabo-berbères de Mauritanie
s’auto-désignent) et l’octroi de prêts bancaires en vue de leur mise en
valeur, un manifeste qui selon Bayard appelle à la violence contre les
usurpateurs des terres (cf. JF Bayard, idem page.56). Nous avons fait
remarquer plus haut que les revendications identitaires des noirs de
Mauritanie, en raison des crises récurrentes qu’elles suscitent, sont
loin de se réduire à un problème de partage de richesse nationale, pour
ne pas dire en caricaturant, à un problème de partage de gâteau. La
crise survenue en 1989, suite à un banal conflit à la frontière entre le
Sénégal et la Mauritanie, et qui a conduit à l’épuration ethnique des
noirs de Mauritanie, à leurs déportations en masse au Sénégal et au Mali
où ils sont présents jusqu’à nos jours, aux exécutions sommaires de sa
composante militaire (près de 1700 victimes) et civile, aux
expropriations foncières dans la vallée et aux vols de biens et de
milliers de bétails dont ils ont été victimes, tout cela ne saurait
être pris à la légère comme l’atteste la présentation laconique qu’en
fait Mariella Cervello la conquistador franco-péruvienne et son
inspirateur à savoir Jean-François Bayard, le vaillant chevalier, sans
peur ni reproche. Pour échapper à une telle légèreté et pour mieux
saisir les enjeux identitaires et les conflits qu’ils suscitent et qui
pèsent sur l’existence même de la Mauritanie comme entité politique,
il convient de se rapporter à la genèse de la question de l’identité
raciale et ethnique dans ce pays. Pour ce faire, nous allons commencer
par nuancer les affirmations de nos deux auteurs, pour mieux cadrer nos
analyses.
Nous ne
récusons pas dans le contexte de l’Etat contemporain africain le rôle
de l’ethnicité et du tribalisme dans la gestion prédatrice des biens
publics, ni le comportement prédateur de certaines élites africaines
adeptes de « la politique du ventre », toutefois nous estimons qu’il
faut nuancer les propos de Bayard qui perçoit dans ce comportement
prédateur du personnel de l’Etat africain postcolonial un éloignement du
modèle de « l’Etat, né de l’occupation coloniale »… {Qui fait]
l’objet de multiples pratiques de réappropriations… {et] un champ
d’indétermination relative ». Il faut tout de même noter, par ailleurs,
que le développement de certains scandales liés à certaines affaires,
en France, au sommet de l’Etat, ces dernières années, impliquant des
fonctionnaires français et des dirigeants africains, prouvent que ce
n’est pas seulement en Afrique que se pratique cette « politique du
ventre ». Par ailleurs, Jean suret-Canal estime que Bayard« ne saisit
l’Etat qu’à travers son personnel et les comportements de ce personnel,
mais les fonctions de l’Etat, de ses divers services, pour l’essentiel,
ne sont pas modifiés. Elles sont héritées directement de la
colonisation, prédéterminés dans les structures économiques, la
législation, etc. ». En effet, ce que l’on a appelé décolonisation n’a
été qu’une procédure de remplacement « du gouverneur [de la colonie] par
un président autochtone…
les chefs
de services européens sont remplacés par des ministres nationaux, les
administrateurs coloniaux relayés (souvent immédiatement) par des
administrateurs africains » (cf. Jean Suret-Canal, revue Pensée
Janvier-Février 1995, page. 25). Telle est la tâche qui a incombé aux
réseaux de Jacques Foccard nommé conseillé technique à l’Elysée, en
1958, par le général De Gaulle, en charge des problèmes africains. Ces
réseaux vont constituer les relais entre l’Etat colonial français et les
Etats postcoloniaux issus de la colonisation (cf., Pierre Péan,
l’homme de l’ombre, Affaires africaines, Edition Fayard p.261). A ce
propos, Péan écrit qu’ « on peut affirmer sans grand risque d’erreur
qu’une part importante des matériaux dont dispose le fondateur de la
5ième république pour forger sa pensée sur l’évolution de l’ex-empire
lui a été fournie par Foccard »(cf. Pierre Péan, l’homme de l’ombre,
idem, page.262). Pour conjurer les soi-disant erreurs de la 4ième
république, le général De Gaule « veut réinstaller la France à son rang
dans le concert des nations…il invente la « communauté » grand ensemble
de cent million d’habitants, liant de manière institutionnelle, sur la
base de l’égalité des peuples, les territoires d’outre-mer à la
métropole, ensemble dont il est le président » (cf. P. Péan, l’homme de
l’ombre, idem, p.262). La continuité entre les Etats issus de la
colonisation et la France et la dépendance à son égard sont ainsi
assurées. Cette continuité et cette dépendance se sont affirmées
explicitement, lorsque le président
François Mitterrand a déclaré lors du sommet franco-africain de la
Baule, en juin 1990, la nécessité de la démocratisation des régimes
politiques africains jugée inséparable de l’essor du développement. La
démocratisation devient une conditionnalité de l’aide au développement.
Depuis a-t-on cessé le soutien aux dictatures ? Rien n’est moins sûr. En
témoigne en Mauritanie, le soutien apporté par les réseaux foccardiens
ou de ce qui en reste, au coup d’Etat d’aout 2008 du général Mohamed
ould Abdel Aziz perpétré contre l’ex- président démocratiquement élu
Sidi Mohamed ould cheikh Abdallahi. A une autre occasion, ces réseaux
foccardiens se sont illustrés à travers un de leurs canaux à savoir
« l’Association des amis de la Mauritanie », quand il s’est agit de
redorer le blason de l’ex-président dictateur exilé de force au Qatar
suite à un coup d’Etat militaire en 2005 à savoir Ould Taya, que l’on
voulait sortir de son isolement diplomatique, en raison d’une part de sa
responsabilité au premier chef dans l’épuration ethnique des années
1989 des négro-mauritaniens, comme susmentionnée, et d’autre part, en
raison, du soutien qu’il avait apporté au régime baasiste de Saddam
Hussein, son mentor et celui des nationalistes arabes de Mauritanie,
lors de la première crise du golf en 1990. Soulignons au passage que
c’était dans cette même perspective que le régime de d’ould Taya allait
établir des relations diplomatiques avec l’Etat d’Israël en 1999 sous
la pression, aussi faut-il le dire de certaines puissances
occidentales ; celles-ci seront d’abord gelées en 2009 puis rompues en
2010.
Moustapha Touré, pour Afrikum@
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