Fondateur de l’Initiative de résurgence du
mouvement abolitionniste (IRA Mauritanie) et lui-même descendant d’esclaves, Biram
Dah Abeid lutte sans relâche contre l’esclavage et le racisme dont sont
victimes les membres de la communauté haratine en Mauritanie. Plusieurs fois emprisonné
par les autorités de son pays et récompensé, en 2013, par le Prix des droits de
l’homme des Nations unies, son combat est une leçon de courage et d’abnégation
Un destin voué au combat
Mon
engagement a été le processus de ma vie du début jusqu’à maintenant ; c’est ma destinée qui
découle de l’histoire de mon père, de ma
grand-mère, de ce qui est advenu autour
de moi, à mon entourage, à ma communauté. Mon histoire résulte du contexte
social économique, culturel et religieux dans lequel j’ai grandi, mais aussi des relations avec les gens autour de
moi, de mon statut de naissance, qui
détermine mon rapport avec le pouvoir du
moment ; cette prise de conscience culminait lors du serment, fait à mon père,
de toujours me dresser contre
l’esclavage et toute autre forme d’injustice en tout lieu et circonstance.
Quant
aux étapes clefs de ce cheminement, elles commencent avec la sédentarisation de
ma famille au cours des grandes sécheresses qui ont décimé les troupeaux et accéléré l’aridité des terres du sud-ouest
mauritanien, au milieu des années 70. S’ensuivra, conséquence logique, mon
entrée à l’école moderne; pour mon père, Dah Abeid, son avant-dernier enfant,
membre d’une nombreuse fratrie, devait acquérir des connaissances livresques
pour pouvoir rejoindre ou incarner une contestation
intellectuelle et religieuse de l’esclavage.
En
effet, mon père s’est toujours senti désarmé et limité parce que sa détraction
de l’esclavage et ses corollaires se sont toujours limités à l’action physique
matérielle et à l’attitude psychologique de refus, de rejet. Une autre étape
importante a été ma rupture avec les activités professionnelles, en 2001, pour
me consacrer aux recherches et études supérieures sur les questions de l’esclavage
et du racisme dans ma société et au sein des groupes similaires. L’autre étape
décisive a été la création de l’Initiative pour la résurgence du mouvement
abolitionniste (IRA) dont je suis l’un des principaux dirigeants depuis octobre
2008.
«L’ACAT
et nous procédons de la même conscience de l’engagement»
L’étape cruciale pour la suite de ce combat
était la destruction volontaire publique et symbolique, par le feu, des codes
d’esclavage mauritaniens, instruments de domination multiséculaire non
réformables car réfractaires à toutes les normes internationales du droit et contraires
à l’esprit et à la lettre des commandements et principes de la religion
musulmane. Ces livres que j’ai brûlés étaient élevés, par l’État et les groupes
dominants de mon pays, au niveau du sacré inviolable.
Une lutte récompensée par des avancées significatives.....
Je pense,
à juste titre, que l’IRA, moi-même et chacun de mes compagnons avons été à
l’origine d’une évolution nette, claire et positive de la problématique de
l’esclavage et des autres thèmes des droits humains qui continuent à réifier
les rapports socio-économiques et culturels en Mauritanie. Notre action a donc
présidé à une prise de conscience de la part des citoyens, des couches opprimées
et des pouvoirs publics; cela s’est manifesté par la subversion des tabous, des
dogmes et des idées reçues qui arrimaient les uns et les autres aux pratiques
esclavagistes par le mode de vie et la résignation. Notre action a amené l’État
à édicter des lois, à ratifier des conventions et à mettre en prison de
présumés esclavagistes. Nous avons poussé l’État à s’approcher des victimes de
l’exclusion raciale, à les écouter, à admettre leur existence et leur désir d’émancipation.
Nous avons mis la Mauritanie, par notre action minutieuse et nos coups d’éclat,
sous les projecteurs de l’opinion. Nous avons pu convaincre, par notre activisme
et notre discours, la communauté internationale qui a fait de nous
l’organisation la plus primée de la sous-région; en atteste notre dernière
distinction: le prix des Nations unies pour la cause des droits de l’homme qui nous a été décerné le 10 décembre 2013.Nos
accomplissements, si accomplissements il y a, sont le don et les capacités
morales, psychologiques et mentales qui nous ont permis de passer le cap de la
corruptibilité, de la sujétion, de la peur et de l’intimidation. En cela se
cristallise notre différence avec nos devanciers dans les mouvements et les
courants de toutes les luttes mauritaniennes; non sans avoir tenté de créer un
courant indomptable et pour le changement, ils ont fini par plier l’échine, par
se renier et se servir du gâteau infamant de la gouvernance contre les humbles.
À quelques très rares personnalités des Justes qui ont choisi l’exil ou une quasi-capitulation,
IRA et ceux qui la forment payent le prix lourd de la résistance locale dans un
environnement d’inimitié viscérale de la part de l’État Mauritanien,
d’appareils sécuritaires, de la classe politique, du clergé et de tous les
autres bataillons et compartiments claniques, tribaux, esclavagistes racistes
et mafieux dans le pays.
...et marquée par des souvenirs indélébiles
Quant
à la mémoire, je me permets de dire que je garde des souvenirs indélébiles et
inoubliables de certains grands moments et de certaines heures dramatiques qui
ont jalonné ce combat jusqu’à nos jours. Je pourrais citer, sans être
exhaustif, les scènes de torture dans les cachots insalubres, les temps
difficiles passés derrière les barreaux ou les épreuves solennelles de
confrontation entre les forces du mal et ceux qui représentent le bien. Je veux
dire entre, d’une part, les juges mauritaniens, tous arabo-berbères, représentant
la communauté dominante et supérieure et, de l’autre, nous, Haratins esclaves
et descendants d’esclaves, mis en cage dans le box des accusés pour avoir dénoncé
notre malheur, l’esclavage et le racisme, et tenté de nous en libérer au nom
des lois universelles et divines ; celles qui énoncent et décrètent les
droits inaliénables de la personne humaine.
Je
me souviens aussi et quelle belle remémoration! de l’ampleur de la mobilisation
et de la solidarité de larges franges de notre peuple, opprimé par le racisme
et l’esclavage, qui se sont levées, chaque fois, pour notre soutien sans tenir
compte de la répression. Des regrets, je n’en ai pas connaissance, ni dans les
actes que j’ai posés ni dans les pensées que j’ai conçues ou exprimées, encore
moins dans les choix et stratégies adoptés. Ce que j’ai regretté et regretté amplement,
c’est l’anonymat que m’a arraché la notoriété je regrette la vie et l’intimité
d’une personne anonyme, une personne qui longe les avenues, musarde entre les
rues, se promène à la plage, se déplace en ville et en campagne et rend visite
à des personnes chères sans attirer aucune attention, sans occasionner aucun
attroupement, aucune curiosité. Ce mode de vie édénique, je dirai cet hédonisme
de la simplicité, m’en voici à jamais privé à cause de mon parcours militant.
La fondation d’un État de droit en Mauritanie:
un chemin pavé d’obstacles
En
ce moment, les enjeux de notre cause se situent au niveau – élémentaire de la
fondation en Mauritanie d’un État
de droit adoptant une vision égalitaire moderniste et universaliste de l’Islam.
Pour parvenir à cet objectif, il faudrait une purge dans la structure sociale
et sa stratification qui établit des distinctions entre les personnes, les
citoyens, dans la jouissance de droits et l’exercice des devoirs suivant la
règle, non dite, d’inégalité de naissance.
L’enjeu
consiste à réinventer puis adopter un mode de promotion sociale mu par la
rationalité de la compétence et du mérite. Il est évident qu’une telle ambition
présuppose un mode d’alternance politique moins fruste que le putsch ou la
jacquerie; il s’agit de la dévolution du pouvoir dans une démocratie pluraliste
où chaque personne dispose d’un suffrage pour élire et du droit de se faire élire.
L’enjeu, enfin, c’est le droit à la propriété foncière, la faculté de posséder
le sol par des centaines de milliers d’esclaves, leur aspiration à la liberté,
à l’égalité, à l’éducation, à l’intégrité de leur corps. Bref, il convient de
faire entrer la Mauritanie dans le monde moderne en lui administrant, d’un seul
coup de trique, un siècle de Lumières, en somme une révolution à dose saturée
dans le domaine du droit de travail et du respect de la dignité des gens.
Quant
aux principaux défis à relever, ce sont, tout d’abord, les démarches et les
moyens moraux et intellectuels à mettre en œuvre pour amener la minorité
arabo-berbère, qui a bâti son pouvoir en Mauritanie, son mode de vie, ses
dogmes, son code d’honneur, sa richesse et son opulence sur les pratiques
d’esclavage et de racisme envers les noirs, à se repentir et accepter la
restauration du droit de la majorité à la liberté, à l’égalité et à la
citoyenneté.
Pour
l’instant, cette minorité aveuglée par sa toute-puissance n’est pas prête de
consentir le sacrifice de l’humilité refondatrice.
Le
grand défi est donc de faire prendre à la fatalité démographique, à la fatalité
démocratique et à la fatalité de l’histoire, un chemin autre que la
confrontation et la violence indicibles pour l’aboutissement du projet de
l’État de droit. Croyez-moi, nous ne sommes pas obligés de recourir à
l’insurrection généralisée pour imposer nos droits; le monde change et la
persuasion vertueuse y devient plus audible, plus efficiente aussi.
D’autre
part, les obstacles sont nombreux sur le chemin du processus que je viens
d’expliciter. L’un des premiers réside dans le niveau de dopage et d’enivrement
qui caractérise l’élite arabo-berbère dominante: aveuglée par ses privilèges
exorbitants, elle en jouit et dédaigne le feu qui couve derrière les
frustrations et rancœurs de plus de 80 % de la population. Cette masse silencieuse
vit, depuis des siècles et jusqu’à nos jours, sous le joug d’un racisme domestique
et d’un esclavage traditionnel et moderne toujours justifié et légitimé au nom
de la religion. Cet avilissement, et bien d’autres discriminations et
stigmatisations induites, a fini par développer, parmi les opprimés, un
atavisme de la défaite par anticipation. La pensée de la dissidence radicale
n’a jamais dépassé, chez les esclaves et leur progéniture, le niveau de la
velléité: les descendants des maîtres ne voient que cet effet et y perçoivent l’attestation
perpétuelle de leur pouvoir. La violence résultera d’un tel défaut de
discernement.
Une même conscience de l’engagement
Je
dirais aux membres de l’ACAT que la foi en Dieu unique sert bien à quelque
chose, en premier à la sympathie à l’endroit des humbles, qui est le début de
la solidarité dans «l’espèce humaine», pour reprendre le titre de Robert Antelme,
le témoin talentueux de la Shoah. La foi en Dieu, l’échange des idées et la
confrontation des expériences permettent à l’homme à ne plus se concevoir comme
entité atomisée au milieu du monde mais l’enracinent dans l’universalité de sa
condition. L’ACAT et nous procédons de la même conscience de l’engagement..
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