Professeur Habilité à Diriger des
Recherche (HDR), Faculté des Lettres et Sciences Humaines, Université de
Nouakchott (Mauritanie)
Introduction
Depuis déjà plusieurs décennies,
l’Humanité est confrontée à un problème qui apparait de plus en plus comme un
fléau : les flux migratoires allant dans toutes les directions et de tous
les enjeux. La mondialisation induite par le développement exponentiel des moyens
de communication et de transport a rendu les lignes frontalières aléatoires. En
effet, en dépit des multiples contraintes (instauration de visas, barrières de
toutes sortes, militarisation des frontières) les Hommes de tous les continents
et de toutes les races décloisonnent l’univers en bravant les interdits au
risque de leurs vies. Tous les moyens sont bons pour aller à la découverte de
l’ailleurs qui incarne la satisfaction des besoins. Nous employons sans
doute ce terme (besoin) au pluriel à dessein. Car si la plupart des documents
(livresques, audio-visuels) qui ont essayé d’expliquer les raisons de ces
déplacements, ont essentiellement mis l’accent sur les causes économiques, il
n’en demeure pas moins que celles-ci n’expliquent pas seules, toutes les
migrations. Nous pensons – et c’est l’objet de cet article – que l’on ne peut
venir à bout du chamboulement qui caractérise les déplacements-migrations dans
notre monde contemporain que lorsque ce phénomène est appréhendé de manière
intégrale et compris dans toute sa dimension. A l’image de l’homme lui-même qui
en est le sujet, le phénomène des migrations-déplacements est régi par une
double dimension matérielle (certes) mais aussi spirituelle. Aussi, même
lorsque les causes matérielles ou économiques venaient à disparaître, le
phénomène sera certainement réduit, mais il persistera quand même si les causes
spirituelles ou culturelles demeuraient.
C’est pourquoi, plutôt que de considérer
les migrations-déplacements désordonnées comme un ensemble homogène dont il
faut aller chercher les motivations dans les conditions d’alimentation et de
logement des sujets-migrants, nous pensons qu’elles doivent être étudiées sous
des angles de perception pluriels. C’est d’ailleurs l’option du projet de
l’ANR-MIPRIMO[1] (2011-2013)
qui privilégie une approche pluridisciplinaire où des Littéraires, des
Sociolinguistes et des Anthropologues travailleraient en synergie sur les mêmes
terrains …
Notre présent article se veut une
contribution à la compréhension des motivations culturelles qui poussent le
jeune peul à émigrer, notamment lorsqu’il n’est pas toujours confronté à de
graves difficultés économiques ou, mieux encore, lorsqu’il est totalement à
l’abri du besoin. Des migrations qui, avant de s’orienter actuellement vers le
nord, ont d’abord été locales, régionales ou sous-régionales donc sud-sud.
Qu’est ce qui pousse donc plusieurs
centaines, voire des milliers d’entre eux à braver la mer, le désert, les
sévices à caractère racistes ou xénophobes dans les pays de transite et
d’arrivée pour accomplir des aventures desquels beaucoup ne reviennent
jamais ?
Il semble que l’analyse de certaines
valeurs culturelles caractéristiques de ce groupe anthropologique pourrait
permettre de dégager un certain nombre de postulats assez fiables.
Les pistes de réflexion que nous proposons
dans ce texte ne sont certainement pas des certitudes, ce sont plutôt des
hypothèses qu’une recherche sur le terrain pourrait confirmer ou infirmer
partiellement ; il s’agit pour nous d’apporter un pavé à l’édifice de la
réflexion en cours. Nous y ferons appel à nos connaissances intuitives de la
culture peule (communauté à la quelle nous appartenons) aux côtés de références
livresques découvertes à la suite de notre expérience de lecture.
1-Qui sont les Peuls
Principalement habitants de l’Afrique, les
Peuls constituent dans ce continent le groupe ethnique le plus connu parce que
le plus éparpillé dans l’espace et le temps. On les retrouve dans toute la
bande sahélienne allant de la Mauritanie à l’Ethiopie en passant par le
Sénégal, les deux Guinées (Bissau et Conakry), le Mali, le Niger, le Burkina
Faso, le Nigéria, le Cameroun. Leur langue est le poular [pulaar]. Elle fut
d’abord transcrite en caractères arabes avant qu’elle ne le soit en caractères
latins au milieu du siècle dernier. Comme toutes les langues, le poular
comporte des variantes développées ça et là par le groupe selon les voisinages
linguistiques immédiats. C’est ainsi que si les Peuls de Mauritanie, du
Sénégal, de la Guinée du Mali et même du Burkina se comprennent sans de grands
efforts, ils ont beaucoup de mal à se comprendre avec leurs frères du Nigéria
ou du Cameroun. La variation linguistique dans ces zones atteint des
proportions telles que ce sont généralement les racines elles-mêmes des mots
qui subissent une altération sous l’impulsion de la dialectique avec les
langues voisines. Le faible pourcentage des Peuls isolés dans ces contrées
africaines entre plusieurs groupes ethniques ne serait pas étranger à ce
phénomène d’altération linguistique spectaculaire.
En plus de sa langue, le Peul se caractérise
aussi par son apparence physique particulière. La moyenne de l’indice de masse
corporel des Peuls permet de les décrire comme des hommes et des femmes de
formes mince et effilée. Du visage à la tête ils affichent des traits fins
réguliers (nez long, lèvres relativement fines …). A l’opposé de leur apparence
de maigreur, ils possèdent généralement un corps athlétique mis à rude épreuve
par une marche interminable à travers l’histoire, derrière les troupeaux
(bovins, et caprins) sans lesquels ils ne peuvent se définir. Les Soninko[2] qui ont été
leurs voisins depuis plusieurs siècles ont d’ailleurs un dicton qui donne une
idée fidèle de la solidité physique légendaire des Peuls. « Si tu vois un
Peul, disent-ils, marchant clopin clopan, tout maigre et filiforme, tu dirais
qu’il est malade ou sur le point de mourir de faim, tu dirais (et serais tenté)
‘’il me suffit de le pousser d’un doigt pour qu’il s’affale’’, mais ne le
touche surtout pas ! Car alors ta surprise sera grande ! ».
A la forme de leur corps s’ajoute une
autre distinction de taille : les Peuls qui sont de race noire comportent
un grand pourcentage d’individus de teint clair ou plutôt rouge comme ils se
définissent eux-mêmes dans leur langue (bodeejo). Il est fréquent de
trouver dans une même lignée ou famille des individus de teint clair et d’autres
de teints d’un noir d’ébène.
Ce sont d’ailleurs tous ces traits
distinctifs qui font que, sur le continent africain, lorsque les Peuls
cohabitent avec d’autres communautés noires, ils sont considérés comme de
« race » blanche alors que leurs voisins arabo-berbères les
appréhendent dans le groupe des Négro-africains. Amadou Hampâté Ba qui s’est
beaucoup intéressé à cette question identitaire peule avait déjà mené de
nombreuses recherches sur leur origine. Selon ce défunt savant, la définition
la plus pertinente et la plus complète qui lui a été donnée des Peuls fut celle
d’un vieux Bambara[3]. Interrogé par
Amadou H. BA le vieil homme Sado Diarra lui dit : « Les Peuls sont un
surprenant mélange. Fleuve blanc aux pays des eaux noires, fleuve noir aux pays
des eaux blanches, c’est un peuple énigmatique que de capricieux tourbillons
ont amené du soleil levant et répandu de l’est à l’ouest, presque
partout »[4].
Après son apparence physique, son
attachement indéfectible à ses troupeaux, les Peuls se définissent aussi par
une troisième dimension qui nous intéresse tout particulièrement dans cette
étude : leur ancrage sur des valeurs culturelles millénaires où
l’exaltation de la bravoure et une peur presque obsessionnelle de l’humiliation
sont les deux centres d’intérêt fondamentaux.
Considérés par tous ceux qui les ont
côtoyés comme l’ethnie récalcitrante et belliqueuse par excellence, les Peuls
rebutent tout autant qu’ils fascinent. Une certaine mythologie dans leurs
traditions orales fait remonter les premières guerres livrées par cette
communauté à l’époque pharaonique en Egypte préhistorique. Un des pharaons,
subjugué par la beauté d’une femme peule s’était allié à la communauté en
demandant la main de leur fille qui lui fut accordée. Mais, un jour, son épouse
peule le surpris entretenant une relation sexuelle avec sa sœur ; elle
s’en alla rejoindre les siens, leur racontant ce qu’elle avait découvert.
Opposé jusqu’au bout à l’inceste, les communautés peules décidèrent à
l’unanimité de mettre un terme à l’alliance avec le Pharaon d’Egypte en
reprenant leur fille. Encore très amoureux de sa femme, le Souverain essaya
d’abord de les en dissuader en vain, par d’immenses dons matériels et autres
promesses. Face à leur intransigeance, il leur déclara une guerre sans merci.
Vaincues, les communautés peules furent obligées de traverser le Sinaï ;
ce fut le début d’une longue migration qui, encouragée par le développent de la
sècheresse, les conduira jusque dans les savanes africaines.
Depuis, les Peuls ont été de toutes les
guerres. De la résistance aux razzias arabes à partir du 09ème
siècle à la pénétration coloniale au 19ème siècle, les tribus peules
nomades ou sédentarisées n’ont jamais cessé de faire la guerre préférant
toujours la mort à l’humiliation. De nombreuses batailles les ont également
opposés à leurs voisins des autres communautés noires. D’ailleurs dans les
traditions orales peules, les batailles les plus célèbres sont celles qui
opposèrent les guerriers peuls entre eux ou aux Bambaras. L’épopée d’Elhadj
Oumar Tall nous append par exemple que, vaincu par l’armée française au
Sénégal, ce Djihadiste chevronné avait traversé le fleuve Sénégal avant de se
retrouver au Mali où il détruisit le royaume bambara de Da Monzo Diarra, puis
l’empire peul du Macina en 1862 avant de périr sous la riposte énergique des
communautés peules du Macina liguées contre lui et qui le considéraient comme
un assoiffé de pouvoir. Et quel enfant peul n’a pas été bercé par les récits
épiques d’Ama Sampolel, de Gueladio, de Silaamaka Ardo, de Poulorou Galo Haawa,
et de Samba Gueladjegui …? Aujourd’hui encore, les chants folkloriques de
Baaba Maal (virtuose de la chanson poular) et autres musiciens peuls, les
chants des griots et griottes peules (yella, fantang, seegelaare, Njaru…) ne
cessent de mettre en relief les hauts faits d’arme de ces héros qui ont imprimé
leurs noms dans la mémoire collective de leur peuple.
Malgré l’avènement de l’Etat moderne, la
référence à un passé glorieux a permis d’entretenir vivement dans l’imaginaire
peul que la vie d’un homme n’a de sens que lorsqu’il laisse derrière lui des
actes héroïques qui inciteront les générations futures à s’en rappeler, s’en
inspirer dans une véritable dynamique d’exaltation. C’est ce qu’on appelle en
poular « gnalande »[5] [ῇalaande].
Sachant que l’Etat moderne issu des indépendances africaines ne permet plus au
jeune peul de prouver au regard de la société sa bravoure et son courage par le
combat (seule l’institution de l’armée offre relativement cette possibilité,
encore faudrait-il qu’il y’ait une guerre), les jeunes peuls toujours grisés
par les récits d’un passé héroïque, cherchent par tous les moyens à prouver
qu’ils sont bien les dignes descendants de leurs aïeuls. Qu’ils ne déméritent
pas de porter l’exaltant titre de « Jaambaaro » (homme courageux,
brave) bien que vivant dans une autre époque où les luttes de guérilla et
autres confrontations physiques ne sont pas à l’ordre du jour. Alors, après
avoir répété, ça et là, à l’occasion des veillées galantes ce dont ils sont
capables, les jeunes peuls ont fini par inventer un nouveau baromètre de la
bravoure et du courage : l’aventure et ses terribles et peut être fatales
conséquences pour un grand nombre parmi eux.
2- L’aventure comme nouveau baromètre de
la bravoure
Il n’est pas besoins de statistique pour
prouver que ceux parmi les jeunes peuls qui s’engagent dans l’immigration
clandestine, bravant les dangers de l’océan atlantiques, ceux des longues
marches dans le désert du Sahara sont presque tous issus des villages, des
campagnes. La majorité parmi eux a, en ayant pas grandi dans les villes ou été
à l’école moderne, gardé ses racines culturelles. Ces jeunes bergers ont grandi
au rythme des saisons pastorales, habitués à suivre leur troupeaux pendant des
mois, à agrémenter leur nuits par des veillées galantes où dans la demeure
d’une belles femme divorcée ou d’une famille castée, les griots accompagnent au
son de la guitare traditionnelle ou « hoddu » les envolées lyriques
de jeunes hommes rivalisant en esprit et en courage. Au milieu de la nuit,
celui qui se considère comme le meilleur de tous, décide de passer au défit.
Sans jamais tomber dans des grossièretés langagières, il tire de son fourreau
son poignard et, après s’être poignardé plusieurs fois devant tous, le fixe au
milieu de l’assemblée. Le geste est expressif pour tous : la nuit a
atteint un seuil critique qui exige la séparation des hommes courageux et ceux
qui ne souhaitent prendre aucun risque. Ceux qui ne sont pas disposés à se
piquer avec le poignard ou le couteau et relever ainsi le défi, doivent
débarrasser la natte ! Ceux qui restent doivent nécessairement passer
l’épreuve en se piquant vigoureusement avec l’arme blanche ainsi plantée au
milieu de tous. Seules les Invulnérables au fer et les blessés seront dignes de
courtiser les belles femmes peules qui, ont daigné veiller si tard !
Voilà que les mutations impulsées à grands
pas par une mondialisation infernale viennent reléguer toutes ces pratiques aux
calendes grecques. Plus question de se piquer au couteau parce que c’est
désormais une pratique archaïque et dangereuse, impossible de voyager de nuit à
pied, de village en village, à travers l’obscurité des bois opaques pour
prouver son courage, parce qu’il n’y a plus de bois opaques et que les voitures
sont omniprésentes. Même les « polindaaji » ou excursions en période
de soudure pour sauver les troupeaux de la rareté des pâturages sont si
dépourvues de danger qu’ils n’offrent plus la possibilité de réaliser une vraie
aventure. Seulement les générations passent, les temps changent, mais les
valeurs cardinales de bravoure et de courage restent parce que profondément
incrustées dans la personnalité du Peul. Alors les jeunes bergers perpétuent
l’esprit d’aventure sous d’autres formes « plus adaptées » à notre
monde contemporain (N’est ce pas une preuve d’imagination ?). Peu importe
que ce soit dans une bataille, à l’occasion de veillées, en traversant le
désert ou l’océan par des moyens de fortunes que l’on prouve son courage et sa
bravoure, l’important est de le faire, de le prouver par une action
héroïque ! Peu importe également que le griot ne soit pas de l’aventure
(comme avant dans les guerres épiques) pour raconter, après, ce qui s’est
passé. Il l’apprendra par d’autres canaux, le bouche à oreille sera le médium
de substitution qui ramènera au village le « miracle » accompli et le
grand courage qui l’a réalisé.
Alors les jeunes bergers vendent plusieurs
têtes de bovins (preuve qu’ils ne sont pas toujours pauvres comme le dépeignent
souvent les reportages), y rajoutent quelques moutons pour l’argent de poche –
car il ne faut jamais se mettre dans une situation où l’on doit mendier, car
alors ce sera l’humiliation – et se lancent dans une aventure qui peut durer de
très longues années. Ils reviennent toujours à la charge lorsque la tentative
échoue…
3-Au bout de l’aventure le succès ou
l’échec
Après avoir souligné plus haut les
motivations psychologiques et historiques qui prédisposent les jeunes peuls à
l’aventure de nos jours, il importe à présent de se demander : pourquoi
persévèrent-ils en dépit des conditions terribles qu’ils sont très souvent
amenés à vivre en Europe ? Comment ces jeunes gens supportent-ils de
rester dans des situations qui frisent à bien des égards l’humiliation pourtant
redoutée de tous ? Là aussi, ne pouvant apporter des réponses précises à
ces interrogations, nous pouvons au moins dégager un certain nombre
d’hypothèses.
La première est celle que nous avons
mentionnée plus haut en filigrane : aujourd’hui encore il y a dans les
villages et hameaux peuls diverses manifestations (chants, propos
dithyrambiques ou satiriques, allusions…), procédant par la prise de la parole,
qui apparaissent comme des mécanismes de sanction ou d’exaltation de
l’aventurier selon qu’il a réussi ou qu’il a « lamentablement »
échoué. Les acteurs de ce redoutable théâtre sont disséminés dans tous les
segments de la société (hommes, femmes, jeunes). Nous nous arrêterons en guise
d’exemples à deux de ces principaux acteurs : les femmes de quelques
origines sociales que ce soit, et les griots et autres personnes castées[6].
Si dans les assemblées villageoises
traditionnelles, les femmes n’étaient pas conviées, la galanterie peule donne
une grande importance à la parole des femmes. Elles constituent les alliées
naturelles des griots et autres personnes de caste. La femme peule a l’art du
sarcasme et lorsqu’elle lance une pique à l’endroit d’un galant homme, elle réussit
presque toujours à l’atteindre de plein fouet. Aussi un propos satirique tenu
par une femme sur le manque de courage d’un homme est considéré comme une
offense dont on se remet difficilement. Le propos ironique prend presque
toujours la forme d’une allusion (« mallol ») qui dans la langue
française correspondrait plus ou moins à des figures de style comme l’allégorie
et la synecdoque. Ajouté à une posture, un clin d’œil ou une interjection bien
appuyée, le propos satirique devient aussi empoisonné que la plus vénéneuse
morsure ; elle consume l’objet de la « plaisanterie » de l’intérieur
et la dessèche inexorablement. Amadou Hampâté Ba disait d’ailleurs, en
substance à ce sujet, que l’homme qui peut supporter la satire d’une femme
peule pourrait recevoir n’importe qu’elle flèche empoisonnée sans rechigner…
Alors on imagine aisément dans quelle
situation se trouverait un ancien candidat à la migration qui, face à
l’immensité de l’océan et la vétusté des embarcations de fortune a fini par
trouver plus sage de renoncer à son projet d’aventure. Les belles et jeunes
femmes peules aux aguets, ne lui laisseraient aucune chance de s’épanouir, au
retour de sa tentative avortée. A la limite, les jeunes gens issus des
« castes inférieurs » peuvent se le permettre, mais en aucune manière
les jeunes appartenant à la noblesse. Le même sort est réservé à ceux qui, une
fois au bout de l’aventure, s’avèrent incapables de supporter les privations,
la nostalgie du terroir (l’incapacité à dompter ses sentiments est perçue comme
une faiblesse) et finissent par reprendre le chemin du retour.
Les griots et autres groupes
anthropologiques des castes dits « gnamakala »[7] (tous ceux que
nous avons cité à la note précédente, exceptés les « Fulbé », les
« Torobé », les « Subalbé » et les Sebé) occupent une
position sociale qui leur donne une priorité absolue à la parole médisante. Le
droit coutumier leur offre la possibilité de demander aux Nobles, argent,
vêtements, nourriture (y compris des têtes de leur cheptel) pour les besoins de
leurs familles. En retour, les griots doivent conserver intact à la mémoire de
la communauté la généalogie et les hauts faits historiques des Nobles depuis
plusieurs dizaines de générations alors que les autres castes doivent les
servir, chacun dans sa spécialité. Ils sont les principaux animateurs des
mariages, des baptêmes et de toutes autres manifestations festives. A
l’occasion de ces grandes rencontres, ils chantent les louanges des uns, mais
ils en profitent aussi pour décocher des piques satiriques à l’encontre des
autres. Le jour de mariage d’un membre de la noblesse est aussi un jour
d’événement pour toute la noblesse car suivant une approche inclusive, les
griots chantent toute l’ascendance et descendance des lignées nobles. Seulement
pour flatter les égos des uns, ils se croient bien souvent dans l’obligation de
rappeler les insuffisances et autres mésaventures des autres. C’est ainsi que
l’affront subi par un aïeul, une bêtise ou un comportement déshonorant d’un
rejeton peut, non pas être évoqué, mais indexé par un tour de verbe qui, sans
être explicite, permet à tous de deviner la cible de la satire. La famille et
les proches du concernés, comme frappés d’une douleur invisible, se raidissent,
suffoquent au point de s’étouffer alors sous la morsure insidieuse et tenace de
l’humiliation. Ils s’efforceront toutefois de ne rien laisser paraître de cette
tension intérieure qui empoisonne déjà leur souffle de vie.
A travers ces ambiance festives où des
secrets individuels ou de familles son souvent exhumés, les candidats à
l’aventure en Europe ou tout simplement dans d’autre contrées africaines plus
ou moins lointaines ne seront nullement épargnés. Mieux encore, ils sont de
plus en plus les cibles privilégiées de ces langues de vipère justement à cause
des nouveaux enjeux : l’argent qu’ils sont censé posséder grâce aux
devises envoyées au pays.
Conclusion
Les migrations sud-sud ou sud-nord sont
certainement pour l’essentiel motivées par des causes économiques. De nombreux
jeunes gens s’élancent dans l’aventure parce que le chômage et l’extrême
pauvreté leurs ferment toutes les portes d’un avenir acceptable. Mais toutes
les migrations ne sont pas motivées par la seule pauvreté. C’est du moins le
cas de nombreux jeunes peuls qui se sont engagés dans cette voie alors que le
patrimoine familial les crédite de plusieurs dizaines, voire centaines de têtes
de bovins, ovins ou caprins. Un cheptel qui les aurait permis d’investir dans
le commerce, dans les transports et bien d’autres activités économiques
porteurs de croissance en Afrique. Mais l’aventure répond bien souvent, chez le
jeune Peul à un besoin d’un autre type : celui de prouver et d’éprouver
les qualités de courage et de bravoure sans lesquelles il ne saurait atteindre
toute sa plénitude. De la même manière que matériellement et affectueusement
ses animaux lui sont indispensables, moralement et psychologiquement, il a
besoin de s’identifier à son histoire glorieuse en posant des actes qui le
rendent digne de son ascendance. Ce trait culturel qui se traduit par une
grande fierté est si bien ancré chez les Peuls que même ceux qui parmi eux sont
sédentarisés et instruits à l’école moderne manifestent cette tendance à
travers des prises de décision osées, voire rebelles, en tout cas de défi face
à l’autorité…
Bibliographie
(L’ordre retenu est alphabétique)
BA Amadou Hampâté, Aspects de la
civilisation africaine, Paris, P.A, 1972
BA Amadou Hampâté, Amkoullel l’enfant
peul, Paris, Actes Sud, 1992
BA Omar, Le Foûta tôro au carrefour des
cultures, Paris, L’Harmattan, 2000.
KANE Momar Désiré, Marginalité et
errance dans la littérature et le cinéma africain francophone, Paris
l’Harmattan, 2004.
LEVY-LE-BOYER C., Psychologie et
environnement, Paris, PUF, 1980
MAZAURIC Catherine, Mobilité d’Afrique
en Europe. Récits et figures de l’aventure, Paris, Carthala, 2012.
MOLES A. & ROHMAR E., Psychologie
de l’espace, Paris, Caterman, 1978
MONEMEMBO Tierno, Peuls, Paris,
Seuil, 2004.
NDAW Alassane, Pensée africaine, Recherches
sur les fondements de la pensée négro-africaine, Dakar, NEAS, 1997
[1] Agence
Nationale de la Recherche (en France), Projet Migrations Prises aux Mots.
[2]
« Soninko », pluriel de Soninké. Groupe ethnique parlant une langue
du même nom qu’on retrouve sur une zone géographique tampon allant du sud de la
Mauritanie au Sénégal et au Mali.
[3] Groupe
ethnique parlant une langue du même nom. On retrouve les Bambara dans tout le
manding historique avec une très forte concentration au Mali où leur langue
s’est naturellement imposée comme langue transnationale.
[4] Amadou
Hampâté BA, Amkoullel l’enfant peul, Paris, Actes Sud, 1992, P.19
[5] Ce terme
peut être traduit par « Jour de gloire ».
[6] La
société peule traditionnelle est extrêmement hiérarchisée (féodale) et comporte
pas moins de neuf sous groupes d’inégales importances spécialisés dans les
différents corps de métiers essentiels à la survie de tous. Au sommet de la
hiérarchie sociale trônent les « fulbé » (anciens guerriers
détenteurs des cheptels) et les « toorobé » (détenteur du savoir
islamique), le sous groupe des « toorobé » est issu de celui des
« Fulbé » et se serait formé avec l’islamisation et la
sédentarisation d’une partie des Peuls ; les « Subalbé » ou
pêcheurs (connaisseurs de la navigation et de la pêche), les « Sebé »
(réputés pour leur art de la guerre, les « waylubé » ou forgerons
sont spécialisés dans la transformation du fer (bijouterie et métaux
utilitaires) ; les « maabubé » ou tisserands, leurs femmes sont
les potières ; les « Lawbé » ou bucherons (travaillent sur le
bois) ; les « Sakeebé » ou cordonniers (s’occupent de
transformer le cuir) ; les « mathioubé » ou captifs
constituaient la main-d’œuvre (c’est le groupe de la servilité) enfin les
« Awlubé » et les « wambaabé » ou griots gardiens de la
généalogie et l’histoire.
[7]
Anagramme qui signifie : ceux qui mangent et parlent, en référence à leur
propension à tendre la main aux « Nobles » et à leurs langues
fourchues (dithyrambe ou sarcasmes adressés aux Nobles selon leur satisfaction
ou leur insatisfaction).
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