Nouakchott, 11 mai 2016
1. Introduction
Cette déclaration marque la fin d'une visite
de dix jours en Mauritanie, à l'invitation du gouvernement. Je suis très
reconnaissant envers le gouvernement, en particulier le bureau du Commissaire
aux Droits de l'Homme et à l’Action Humanitaire, pour sa forte coopération pour
faciliter ma mission. J'ai eu la chance de pouvoir rencontrer le Premier
ministre ainsi que les ministres de l'Economie et des Finances; de l’Intérieur
et de la Décentralisation; Habitat, Urbanisme et Développement Régional; et des
Affaires Sociales, de l'Enfance et de la Famille. J'ai également rencontré un
certain nombre de directeurs généraux et chefs d'institutions nationales, des
représentants locaux des ministères et des institutions nationales, des
gouverneurs (Wali), des préfets (Hakim), des maires, les représentants des
institutions internationales compétentes, les ambassadeurs des Etats
représentés en Mauritanie et des représentants de la société civile. J'ai aussi
rencontré beaucoup de personnes vivant dans l'extrême pauvreté dans plusieurs
localités aussi diverses que les wilayas du Gorgol, Brakna et Trarza.
2. Obligations en matière de droits de
l'homme
La Mauritanie a ratifié tous les principaux
traités internationaux relatifs aux droits de l'homme. Ceux-ci comprennent le
Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, le
Pacte International relatif aux droits civils et politiques, la Convention
relative aux droits de l'enfant, la Convention internationale sur l'élimination
de toutes les formes de discrimination raciale, la Convention sur l'élimination
de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes et la Convention
relative aux droits des personnes handicapées. Le but de ma visite était
d'évaluer et de faire un rapport au Conseil des droits de l'homme sur la mesure
dans laquelle les politiques et les programmes de la Mauritanie qui se rapportent
à l'extrême pauvreté sont conformes à ses obligations en matière de droits de
l’homme.
3. Vue d'ensemble
À bien des égards, la Mauritanie est un pays
riche. Elle est riche en minéraux, poisson, bétail et bonnes terres agricoles
dans la vallée du fleuve Sénégal. Elle est également un pays dont le système
juridique n'accepte plus l'esclavage, a maintenu la stabilité, et a,
comparativement, bénéficié d'un niveau élevé d’aide international pour le
développement. Bien qu'il y ait eu des réalisations importantes au cours des
dernières années, en particulier en ce qui concerne les zones urbaines, la
situation est très différente dans des régions comme le Gorgol, le Trarza et le
Brakna, dans lesquelles un grand nombre de personnes continuent à vivre dans une
pauvreté écrasante. Pour beaucoup d’entre eux, le seul impact tangible des
politiques de développement du gouvernement jusqu’à présent a été
l’expropriation de leurs terres et leur attribution aux investisseurs à grande
échelle et cela sans aucune compensation.
4. Questions principales
Le rapport final sur ma mission sera présenté
au Conseil des droits de l'homme des Nations Unies en Juin 2017. Il abordera un
large éventail de questions qui ne peuvent pas être traité ici. En particulier,
une attention particulière sera accordée à la question complexe, mais très
problématique, des titres fonciers et l'expropriation effective des terres
détenues par les communautés traditionnelles sans compensation et avec des
conséquences souvent dévastatrices. Mais pour les besoins de la présente
déclaration, je voudrais souligner six points.
(A) Exclusion
Les Haratines et les Afro-Mauritaniens sont
systématiquement absents de toutes les positions de pouvoir réel et sont
continuellement exclus de nombreux aspects de la vie économique et sociale. Ces
groupes représentent plus des deux tiers de la population, mais diverses
politiques servent à rendre leurs besoins et leurs droits invisibles. J'ai été
constamment informé par les fonctionnaires qu'il n'y a pas de discrimination en
Mauritanie, et certainement pas en raison de l'appartenance ethnique, de race
ou de l'origine sociale. La répétition d'une telle réclamation plausible
pourrait raisonnablement être considérée comme une preuve du contraire.
L'engagement du gouvernement à mettre fin aux «séquelles de l'esclavage» doit
s’accroître pour aborder et viser directement la séquelle la plus durable et
conséquente, qui est la déresponsabilisation profonde continue dans la grande
majorité des anciens esclaves.
L'insistance inflexible du gouvernement qu'il
ne peut pas tenir compte de l'ethnicité dans ses politiques sert à renforcer le
statu quo. Un exemple flagrant de ceci est le fait que les individus des deux
groupes exclus constituent l'écrasante majorité de ceux qui n’ont pas été
capables d'obtenir une carte d'identité nationale, sans laquelle très peu peut
être fait en Mauritanie. Quand j'ai demandé une estimation du nombre d'adultes
en Mauritanie qui ne disposent pas d'état civil sous la forme de carte
d'identité nationale, je n'ai pas reçu de réponses convaincantes. Cela semble
clair que le gouvernement ne sait pas combien de personnes ne disposent pas de
cet statut. Sur la base des informations détaillées qui m'ont été fournies, il
est clair que le problème est très répandu. Ceux qui n’ont pas le document ne
peuvent pas voter, ne peuvent pas aller à l'école au-delà du niveau primaire,
ne peuvent pas se qualifier pour de nombreuses prestations gouvernementales, et
ne peuvent généralement pas posséder des terres. La bureaucratie responsable de
la délivrance des cartes est lourde et ses fonctionnaires ne sont pas
facilement accessibles. L'obtention du document est cher pour ceux qui vivent
dans l'extrême pauvreté, pour des procédures d'appel il faut aller devant les
tribunaux, et une série de critères bureaucratiques ont été prévus par la loi
et la pratique ayant pour effet de dissuader de nombreux candidats, dont la
plupart se trouvent être noirs.
Bien que pas seulement limité à eux, cela est
particulièrement problématique pour les Afro-Mauritaniens qui ont été expulsés
à la fin des années 1980 et au début des années 1990 dans le contexte du passif
humanitaire, dont leurs documents d'identité ont été pris ou perdu, et au
retour ont eu de graves difficultés pour restaurer leurs documents d'identité
et de jouir de leurs pleins droits de citoyenneté.
La politique linguistique est un autre
endroit où la discrimination existe dans la pratique. Un État est pleinement
habilité à désigner une seule langue officielle, comme la Mauritanie l'a fait
avec l'arabe. Mais dans un état multilinguistique, dans lequel beaucoup de gens
ne parlent pas la langue officielle, il incombe au gouvernement d'adopter une flexibilité
raisonnable au lieu d'insister que les communications soient en arabe.
(B) La reconnaissance des droits économiques
et sociaux
Dans les instances internationales, la
Mauritanie a constamment réaffirmé ses obligations en matière de droits
économiques, sociaux et culturels. Les droits économiques et sociaux sont
mentionnés dans le préambule de la Constitution, mais il n'y a pas de
dispositions de fond traitant ceux-ci. Ils ne sont non plus reconnus de façon
significative comme étant des droits essentiels dans la loi. Une reconnaissance
officielle que des biens et de services tels que l’eau, les soins de santé,
l’éducation, et l’alimentation sont des droits de l’homme pourrait commencer à
transformer la façon dont sont formulées et mise en oeuvre les politiques de
développement.
Au lieu d'être fondée sur les droits, les
politiques nationales de la Mauritanie semblent être conçues plus avec une
approche de charité envers ses citoyens. Bien que l'obligation d'être
charitable soit une partie importante et admirable de la doctrine islamique,
ceci ne tient pas en compte la nature et la portée des obligations formelles
envers ses habitants en vertu du droit international des droits de l’homme.
(C) La nécessité d'un effort plus concerté
pour éliminer l'extrême pauvreté
Le gouvernement souligne à juste titre des
diminutions importantes des taux de pauvreté et d'importantes initiatives de
développement urbain pour mettre en évidence ses réalisations dans ce domaine.
Mais ces réalisations doivent être considérées également à la lumière des
sombres réalités persistantes. 44% de la population rurale continue à vivre
dans la pauvreté. Les ménages dont le chef du ménage travaille dans
l'agriculture ou l'élevage ont respectivement un taux de pauvreté de 59,6% et
41,8%. Le nombre exact des inscriptions à l'école primaire dans les wilayas tel
que le Gorgol sont en dessous de 65,3%, et seulement 10% des enfants dans
certaines zones rurales vont à l'école secondaire.
Le visage humain de la pauvreté au-delà des
statistiques peut être illustré par référence au droit à la santé. Au cours de
mes visites sur le terrain, un meilleur accès aux services de santé a été
mentionné à plusieurs reprises comme une préoccupation majeure. Je suis allé au
village de Kouedi au Gorgol, dont 350 résidents doivent parcourir 7 kilomètres
pour parvenir à la ville de M'bout pour les soins de santé. Dans la commune de
Bath Moyt, composé de douze villages, le seul dispensaire de la commune est
composé d'un infirmier et d’une sage-femme. Les enfants sont souvent touchés
par le paludisme et la diarrhée. En cas de complications, les villageois
doivent louer un taxi pour parcourir plus de 20 kilomètres pour se rendre à
Monguel, au coût de 8.000 Ouguiya. Pour les questions plus complexes, les
patients doivent se rendre à Kaédi, au coût de 22.000 Ouguiya. La seule
ambulance disponible pour transporter les patients des différentes localités de
la commune au dispensaire est une charrette tirée par un âne. Dans le village
de Keur-Madike dans le Trarza, il y a un dispensaire de santé, mais
l'infirmière a quitté il y a deux ans et elle n'a pas été remplacée par le
gouvernement. Le dispensaire est désert et verrouillé, mais l’équipement et des
médicaments de santé coûteux sont restés abandonnés. Comme il n'y a pas de
soins de santé fournis dans le village et la route de Rosso ne peut pas être atteinte
pendant la saison des pluies, les villageois sont forcés de traverser le fleuve
Sénégal pour se rendre au Sénégal pour les urgences ou en cas de complications
d'accouchements.
Les femmes sont particulièrement touchées par
l'absence quasi totale des soins prénatal et post-natal. Les résultats de ce
manque d'installations sont durement reflétés dans les statistiques nationales.
La Mauritanie a toujours l'un des taux de mortalité maternelle les plus élevés
au monde. Le recensement de 2013 a révélé un taux de 582 décès pour 100.000
naissances vivantes. Mais les données de la Banque mondiale indiquent que le
taux était aussi élevé que 655 en 2013 et 602 en 2015. Dans la même année, le
taux de mortalité des enfants de moins de cinq ans était de 84,7 pour 1000, ce
qui est une statistique tragique qui résume combien il reste à faire
(D) Vision et réalité
Alors que le ministre de l'Economie et des
Finances a présenté une vision impressionnante et humaine de la Mauritanie, il reste
un écart énorme entre cette vision et les réalités sur le terrain. Au fil des
ans, la Mauritanie n'a certainement pas manqué de grandes stratégies, et elle
n'en manquera pas dans les années à venir. Des stratégies telles que la
Stratégie de Croissance accélérée et de Prospérité Partagée (SCAPP), qui est
actuellement en cours de préparation, continuera de faire trop peu de
différence jusqu'à ce que les droits sociaux soient reconnus comme des droits
de l’homme et des efforts soient faits pour cibler non seulement les plus
pauvres des extrêmement pauvres, mais aussi pour adopter des politiques
ethniquement inclusives.
(E) des données précises et ventilées
La Mauritanie dispose d'un Office Nationale
de la Statistique fort et professionnel, mais la façon dont de nombreuses
statistiques sont collectées, analysées et présentées par le gouvernement porte
la marque d'ingérence politique. En conséquence à la fois de la manipulation
des données et le refus de désagréger en termes d'ethnicité, de la langue et d'autres
dimensions essentielles, il est extrêmement difficile d'obtenir une image
précise et cohérente de la plupart des domaines de la vie sociale, ce qui rend
la conception d'une politique efficace beaucoup plus difficile par la suite. De
ce fait, ce qui est caché aujourd'hui, reviendra surement hanter dans l'avenir.
(F) Développement
Trop de programmes de développement social du
gouvernement sont ad hoc et répondent davantage aux circonscriptions
électorales puissantes qu’aux besoins réels. Les donateurs internationaux n’ont
pas réussi à encourager le gouvernement à fonder son approche sur des
principes, ni à être systématique dans son approche, et ont ainsi consacré
beaucoup trop peu d’attention au type de coordination qui renforcerait
considérablement leur impact combiné. Il faudrait envisager la création d'un
groupe des Amis de la Mauritanie, qui rassemblerait les principaux bailleurs de
fonds, pour discuter des priorités en amont de leurs réunions régulières avec
le gouvernement.
Dans la présente déclaration, je vais me
concentrer longuement sur deux questions spécifiques importantes. L'une
concerne le rôle de Tadamoun et l'autre le système de transfert d'argent qui
est actuellement mis en place.
(I) Tadamoun
Tadamoun est le principal organisme du gouvernement
dans la lutte contre la pauvreté. Il a été établi en 2013 avec trois fonctions
distinctes mais connexes: lutter contre la pauvreté, faire face aux
conséquences de l'esclavage, et concevoir et mettre en oeuvre des programmes
visant à promouvoir la réintégration des rapatriés mauritaniens qui
ont fui pendant le « passif humanitaire ». En général, l'agence a choisi de
prendre un profil très bas par rapport à ces deux derniers rôles. Sa gestion
soutient que les projets généraux pour le développement dans la lutte contre la
pauvreté s'adresseront mieux aux trois volets de son mandat, soulignant ainsi
la nécessité de concevoir des programmes ou des politiques spéciales pour se
concentrer sur les besoins particuliers des deux groupes spécifiques pour lesquels
il a été mis en place. Cette politique est défendue sur la base qu'il est
préférable de ne pas isoler des groupes particuliers pour leur fournir un
traitement avantageux, et encore moins de reconnaître qu'il y a des racines
profondes sous-jacentes liées à l'origine ethnique dans beaucoup de ces
questions. Interrogé sur la composition de l'agence, et si elle a cherché à
obtenir toutes sortes d'équilibre entre les groupes ethniques parmi son
personnel, le Directeur général a répondu catégoriquement qu'une telle approche
était impensable. Considérer l'origine ethnique comme un critère n’était ni
pertinent ni approprié. Cela semble particulièrement difficile à défendre dans
une société dans laquelle pratiquement toutes les personnes à l'extérieur du gouvernement
auxquelles j'ai parlé ont suggéré que la plupart des choses dans la société
mauritanienne, et surtout en politique, sont décidées sur la base de
considérations ethniques.
En tout état de cause, l'option politique
globale qui a été choisi par le gouvernement signifie que son organisme chef de
file n’est pas en train d’aborder directement deux des problèmes sociaux les
plus urgents du pays.
Alors que le rôle accordé à Tadamoun dans son
statut et dans ses aspirations est celui d'une agence de développement, à
l'exception de ses travaux sur le programme de transfert de fonds (décrit
ci-dessous), elle semble, dans la pratique, agir plus comme un organisme de
bienfaisance majeur cherchant à laisser sa marque grâce à des activités de
construction. En général, l'agence elle-même n'est donc ni responsable, ni
engagé dans le processus d'opérationnalisation de ses bâtiments. Les écoles et
les centres de santé sont tout simplement remis aux autorités compétentes avec
l'espoir que ceux-ci trouveront les ressources humaines et les capacités
administratives pour faire fonctionner et réparer les installations,
généralement dans des situations où cela ne s'est pas avéré être le cas
auparavant.
Bien que son rapport annuel pour 2015 aurait
déjà dû être publié, il ne l'a pas été, et l'agence a été incapable de me
fournir un compte détaillé de ses activités globales récentes. Son budget
d'environ 20 millions de dollars est désespérément faible, compte tenu de
l'ampleur des problèmes qu'il est censé résoudre. Dans l’identification des
préoccupations ou des domaines prioritaires, et encore moins dans le choix des
projets particuliers pour financer, elle ne semble pas fonctionner sur la base
de critères établis et transparents. Quelle que soit la réalité de ses méthodes
de fonctionnement, une telle approche laisse l'agence ouverte à des allégations
de favoritisme et des suggestions qui considèrent que les besoins des membres
les plus vulnérables de la société ne sont pas son but principale.
Les fonctionnaires de Tadamoun m'ont
encouragé à visiter un certain nombre de ses grands projets réalisés dans les
régions que je visitais. Etant donné que l'agenda de ma visite et son programme
avaient été fixés bien avant que cette demande ne soit formulée, je n'ai donc
pas pu visiter que l'un de ses projets. Il s'agit d'une école qui a été
construite en 2015 à Dar el Barka, mais qui n'a pas encore ouvert ses portes
aux étudiants. L'école est un bâtiment impressionnant, dominant comme un Taj
Mahal jaune, au milieu d'un très pauvre village dans une zone désertique qui
n'est pas particulièrement peuplée. Elle faisait clairement l'objet d'une
grande fierté pour Tadamoun aussi bien que pour les autorités locales et était
équipé de bureaux impressionnants pour les administrateurs et des salles de
classe avec des nouvelles rangées de pupitres et de vastes tableaux. Elle a été
construite à un coût de 84 millions d'Ouguiyas. Le contraste avec d'autres
écoles que j'ai visités qui étaient extrêmement surpeuplés, largement
sous-effectif, dépourvu de tout approvisionnement en eau potable, et dans
certains cas dépourvus des toilettes fonctionnelles, ne pouvait pas avoir été
plus dramatique et notoire. Mes interlocuteurs mont assuré qu'elle était sur
une échelle inconnue même à Nouakchott. Mais il n'est pas du tout clair si une
telle école grandiose est viable sur des points clés tels que la disponibilité
des enseignants, l'argent nécessaire à l'entretien, et la possibilité d'assurer
des fournitures et des toilettes d'eau adéquates. Même si cette école se révèle
être l'exception, et reste viable, la question qui se pose est si les
ressources limitées disponibles pour Tadamoun sont mieux dépensés pour la
construction de gestes symboliques de ce genre, ou devraient plutôt être
consacrés aux besoins urgents non satisfaits des écoles
existantes à travers le pays dont les
bâtiments sont en train de tomber, dont les toilettes ne fonctionnent pas, et
qui ne peuvent pas attirer et retenir les enseignants parce que les
installations et les logements disponibles sont tellement pauvres.
(II) Le système de transfert de fonds et les
boutiques Emel
Une partie importante des dépenses sociales
du gouvernement de la Mauritanie (hors éducation et soins de santé) est liée au
programme Emel (espoir en arabe), qui a commencé en 2011 en réponse à une grave
sécheresse et l'insécurité alimentaire liée. La composante la plus importante
du programme Emel est l'ensemble des magasins Emel (Boutiques Emel), un réseau
de magasins alimentaires subventionnés à travers le pays. Les dépenses
publiques sur le programme Emel ont culminé à 32.72 milliards d'Ouguiyas en
2012. Elles ont baissé entre 12,9 et 14,4 milliards d'Ouguiyas en 2013, mais
ont augmenté jusqu'à 21 milliards d'Ouguiyas en 2015 et devrait s'élever à
21,79 milliards d'Ouguiyas en 2016. La Mauritanie s'est basée en grande partie
sur les ressources nationales pour financer ce programme. Il est clair,
cependant, que le ministère des Finances et de l'économie, ainsi que les
institutions financières internationales, considèrent que le programme est trop
coûteux et une façon très inefficace de cibler les pauvres extrêmes.
En avril 2015, le gouvernement et
l'Association internationale de développement de la Banque mondiale ont convenu
sur le projet d'introduire un programme de transfert de fonds, accompagné d'un
«registre social» de tous les ménages pauvres. Le financement de ce projet de
29 millions de dollars proviendra de la Banque mondiale (15 millions de
dollars), du Fonds d'affectation spéciale multi-donateurs pour la protection
sociale adaptative au Sahel (4 millions de dollars du Royaume-Uni) et du
gouvernement mauritanien (10 millions de dollars) sur une période de 5 ans.
Dans les documents de projet, l'idée est soulevée que le système de transfert
d'argent pourrait permettre d'éliminer en grande partie le programme Emel, à la
fois pour réaliser des économies globales que pour disposer de ressources
suffisantes pour le programme de transferts monétaires du «cash plus». Bien
qu'aucune décision n'ait encore été prise à cet effet, il est clair que
l'option reste encore sur la table, et n'est pas celle qui est publiquement
discutée.
La première phase du projet est de mettre en
place un registre social national de suivi des plus pauvres 150.000 ménages en
Mauritanie. 100.000 d'entre eux pourront éventuellement recevoir des transferts
en espèces et le Registre peut aussi être utilisé à d'autres fins. La
méthodologie pour atteindre ces ménages enregistrés est la suivante. Tout
d'abord, les quotas par localité géographique (non administrative) sont fixés
pour le nombre de ménages pauvres qui peuvent être inclus dans le registre
social. Deuxièmement, les comités de ciblage sont formés par zone géographique
pour identifier les ménages pauvres dans ce domaine conformément au quota.
Troisièmement, les ménages sélectionnés sont invités à remplir un questionnaire
pour filtrer les ménages qui ne sont pas considérés comme pauvres (proxy-means
test). Un mécanisme de plainte est prévu pour ceux qui croient qu'ils
auraient dû être inclus dans le Registre.
La deuxième phase du projet est la mise en
place d'un programme de transfert d'argent à l'échelle nationale qui payera
d'abord 15 000 Ouguiyas tous les 3 mois à un total de 100.000 ménages pauvres,
ce qui reviendrait à 6 milliards d'Ouguiyas par an. Ce programme sera
administré par Tadamoun. À l'heure actuelle, on ne prévoit pas d'effectuer les
transferts monétaires conditionnels à la réalisation de certaines exigences par
les bénéficiaires, tels que l'inscription des enfants à l'école ou leur participation
à des programmes de vaccination. La raison pour éviter de telles conditions est
révélatrice. Il démontre que le manque d'accès aux services d'éducation et de
soins de santé en Mauritanie rendrait ces conditions déraisonnables.
Pour mieux comprendre l'introduction du
registre social et le programme de transfert d'argent, j’ai parlé à un éventail
d'acteurs pertinents sur le projet, y compris le ministre de l'Economie et des
Finances et des experts de la protection sociale dans ce ministère, le Directeur
général de Tadamoun, ainsi comme à la Banque mondiale et UNICEF. J'ai aussi
visité le département (moughatta) de M'bout au Gorgol où la première phase du
projet est actuellement mise en oeuvre et j'ai rencontré le Hakim, un
représentant de Tadamoun, et les travailleurs sociaux impliqués dans la
sélection des ménages pauvres pour le registre social. J'ai aussi rencontré des
personnes, dans la ville de M'bout et les villages de N'Dadj-Béni Choufra et
Kouedi, qui ont été
sélectionnées pour l'inscription dans le
registre social. Sur la base de ces discussions, je voudrais proposer plusieurs
observations.
Tout d'abord, la Mauritanie a adopté une
stratégie nationale de protection sociale (SNPS) en 2013, qui contient un
concept large et multidimensionnel de la protection sociale, et reconnaît
explicitement que la protection sociale est un droit de l’homme et lie la
protection sociale à la mise en oeuvre de l'Initiative socle de protection
sociale. Depuis l'époque de l'adoption de la SNACN, la plupart des efforts de
protection sociale du Gouvernement mauritanien ont été concentrés étroitement
sur l'aide alimentaire, qui est seulement l'un des cinq piliers de la SNACN.
Bien qu'un programme de transfert de fonds à l'échelle nationale puisse, en
principe, être un élément important de la politique de protection sociale d'un
gouvernement, des préoccupations existent quant au fait que le programme de
transfert d'argent pourra effectivement évincer tous les autres programmes de
protection sociale pertinents liés aux différents piliers de la SNACN. Alors
que la SNACN a été accompagnée par la mise en place d'un mécanisme
institutionnel pour coordonner les mesures de protection sociale, ce mécanisme
a été décrit comme dysfonctionnel et sans «propriétaire» clair entre les ministères
de tutelle.
Deuxièmement, divers interlocuteurs avec
lesquels je me suis entretenu ont critiqué les boutiques Emel pour avoir une
préférence pour les zones urbaines; ne pas atteindre les très pauvres qui ne
disposent pas d’assez d'argent même pour acheter de la nourriture dans les
magasins subventionnés; étant inefficace en raison des coûts élevés liés à
l'exploitation des magasins; et offrant des possibilités de corruption. En
dépit de ces lacunes évidentes dans un programme qui a été initialement mis en
place seulement en tant que mesure d'urgence temporaire, le programme Emel est
maintenant dans sa sixième année et un nombre important de Mauritaniens se sont
appuyé sur ce réseau de plus de 1000 boutiques. Dans un pays pauvre comme la
Mauritanie, où environ 70% de la nourriture est importée, la fermeture d'un
programme qui prend en charge une partie importante de la population dans leur
accès à la nourriture doit être abordé avec précaution. Il doit être pris en
compte que plusieurs pays à travers le monde ont déjà connu des troubles
sociaux avec l'abolition des subventions alimentaires dans un contexte de
volatilité des prix alimentaires mondiaux.
Alors que les dépenses courantes sur le
programme Emel sont d'environ 22 milliards d'Ouguiyas pour 2016, les transferts
en espèces actuellement envisagées coûteront 6 milliards d'Ouguiyas, sans
compter les coûts administratifs. Alors que le ministre de l'Economie et des
Finances a suggéré que la marge dans le budget à la suite d'un retrait
progressif d’ Emel serait repris par le programme de transfert de fonds ou
d'autres mesures de protection sociale, cela ne semble pas du tout être
l’attente de tous les autres acteurs.
Alors que la Banque mondiale est convaincue
de la possibilité de précision de «ciblage» des Mauritaniens les plus pauvres ;
dans la pratique, il semble y avoir un fort risque que le programme sera loin
d’être scientifique. Il n’est pas simple de savoir qui sont les plus pauvres
dans une communauté. Cela dépend de la définition utilisée ainsi comme les
aléas de la procédure utilisée pour identifier «les plus méritants». La méthode
actuelle peut comporter des «erreurs d'inclusion», mais il y a des doutes si
elle peut éviter des «erreurs d'exclusion». Tout d'abord, le choix des ménages
a lieu par «groupement» des villages, ce qui ouvre la possibilité de la
discrimination et des conflits entre les villages et les villageois; quelque
chose qui est d'autant plus problématique dans le contexte de la Mauritanie où
les minorités ethniques vivent étroitement ensemble et parfois partagent une
histoire commune troublée. Deuxièmement, il n'est pas tout à fait clair, à ce
stade, qui a le dernier mot sur le choix des ménages pauvres et dans quelle
mesure ce processus implique la consultation et la participation réelle. Un
mécanisme de plainte sous la forme d'une ligne téléphonique est prévu pour ceux
qui croient qu'ils ont été exclus à tort, mais dans le contexte mauritanien, il
est douteux qu'un tel mécanisme de plainte puisse être à la fois indépendant et
efficace.
En termes de la conception du programme de
transfert de fonds, plusieurs observations doivent être formulées. Tout
d'abord, le montant de 5.000 ouguiyas par mois semble trop faible pour avoir
l'impact souhaité sur la vie des ménages ciblés. Le montant représente
seulement environ un tiers de la ligne de pauvreté nationale de 169,445
ouguiyas par an. Il n’ y a aucune raison d'accepter, comme suggéré par certains
fonctionnaires du gouvernement, que tout montant supérieur encouragerait
l'indolence et la dépendance. Deuxièmement, il est certainement problématique
que le montant ne soit pas réglé pour la taille du ménage.
Troisièmement, le programme de transfert de fonds (ainsi que le registre
social) ne sont pas ancrés dans la loi, ce qui signifie que le transfert de
fonds pourrait être éliminé à tout moment, que les exigences d'admissibilité ne
sont pas précisées, et qu'il n’y a aucune exigence pour la mise en place d’un
mécanisme de plaintes. Enfin, on ne sait pas d' où proviendrait le financement
du programme de transfert d'argent dans le futur, ce qui soulève des doutes
quant à la viabilité du programme.
Rien de tout cela ne suggère que le programme
de transfert de fonds est en soi problématique. Mais il y a de nombreux aspects
qui doivent être résolus avant que l'on ne puisse conclure que le programme
sera efficace, viable et équitable. Pour parvenir à un tel résultat, les étapes
suivantes sont recommandées:
a) Le gouvernement devrait procéder à une
évaluation des conséquences de l'élimination progressive des boutiques Emel, si
une telle action est sérieusement prise en considération. L'évaluation doit
également tenir compte de l'impact sur les droits des bénéficiaires et d'autres
personnes concernées.
b) les économies budgétaires qui pourraient
résulter de l'arrêt du programme Emel devraient être réaffectées à des dépenses
de protection sociale.
c) Le processus de ciblage pour le registre
social et le programme de transfert de fonds devrait être soumis à une
évaluation après que le processus de ciblage de M'bout ait été achevé. Une
attention particulière devrait être accordée à l'impact du processus de ciblage
sur les relations entre les membres des différents groupes ethniques.
d) Une façon de réduire les risques d'erreurs
d'exclusion serait de changer l'ordre du processus de ciblage en démarrant le
processus de sélection locale avec un proxy ce qui signifie tester et valider
le résultat par les communautés locales d'une manière qui assure la
participation de toutes les personnes touchées. L'existence d'un mécanisme de
plaintes qui est vraiment indépendant du gouvernement, transparent et
facilement accessible et qui a le pouvoir d'ajuster les résultats initiaux de
ciblage est d'une grande importance.
e) Le montant du transfert en espèce doit
être évalué en tenant compte de l'expérience et la preuve régionales et
internationales en termes de montant qui serait nécessaire pour avoir un impact
transformateur sur le développement humain. Les transferts en
espèces devraient également être adaptés pour tenir compte de la taille du
ménage et d'autres circonstances pertinentes, telles que le handicap, la
maladie et le chômage.
f) Le registre social et le programme de
transferts monétaires doivent être ancrés dans une nouvelle loi nationale, qui
énonce l'éligibilité pour les transferts en espèces, reconnaît le transfert
d'argent en tant que droit légal, établit les procédures de ciblage et de
plainte, et précise le montant initial du transfert d'argent.
g) L'introduction subséquente de
conditionnalités pour se qualifier pour le programme de transfert de fonds doit
être accompagné d'un avis motivé par le Ministère de l'Economie et des Finances
et / ou Tadamoun qui montre que les conditions proposées pourraient être
remplies par tous les bénéficiaires potentiels à la lumière de l’éducation
disponible, les soins de santé et autres services sociaux pertinents.
Annexe: Détails de la Mission
Le Rapporteur spécial a visité la Mauritanie
du 2 au 11 mai 2016 à l'invitation du gouvernement. Lors de la visite, le
Rapporteur spécial a rencontré: le Président, le Premier ministre, le Président
de l'Assemblée nationale, le ministre de l'Education nationale, le ministre de
l'Intérieur et de la Décentralisation, le ministre de l'Habitat, de l'urbanisme
et du développement régional, le ministre des Affaires sociales, de l'Enfance
et de la famille, et le ministre de l'Economie et des Finances. Il a également
rencontré le directeur général de l'Agence nationale "Tadamoun", le
directeur de l'Office national de la statistique, le Directeur général de
l'Agence nationale pour l'enregistrement de la population et les documents
sécurisés, le commissaire pour la sécurité alimentaire, et le Président de la
Commission nationale des droits de l'homme. Il a également rencontré des
experts techniques de haut niveau au sein du Ministère de l'Economie et des
Finances et l'Agence Tadamoun.
A Nouakchott, le Rapporteur spécial a
également rencontré des représentants des partis d'opposition, des
organisations internationales, la communauté diplomatique et de la société
civile. Il a également visité des bidonvilles dans le district de El Mina et du
quartier Dar El Beida.
Du 4 au 8 mai, le Rapporteur spécial a
effectué des visites sur le terrain dans les wilayas du Gorgol, Brakna et
Trarza. Le 5 mai, le Rapporteur spécial a visité la wilaya de Gorgol et a
rencontré le Wali du Gorgol. Il a visité le moughatta de Mbout où il a
rencontré le Hakim, les travailleurs sociaux du Ministère de l'Economie et des
Finances, ainsi que des représentants de l'Agence Tadamoun. Il a visité et a
parlé à des personnes vivant dans un district urbain de Mbout et deux villages
ruraux de Kouedi et N'dadj-Béni Chourfa. Le 6 mai, le Rapporteur spécial a
rencontré des gens dans le village de Bath Moyt et visité leur école et
dispensaire. Le même jour, le Rapporteur spécial a également visité et
rencontré les familles vivant dans la pauvreté dans le village de Bir Oulad
Yara dans la wilaya de Brakna.
Le 7 mai, le Rapporteur spécial a visité
Boghé et a rencontré le Hakim de la moughatta de Boghé, le maire de Boghé, et
des représentants de la Commission des titres fonciers et l'Agence nationale
pour l'enregistrement de la population et les documents sécurisés. Au cours de
sa visite dans la wilaya de Brakna, le Rapporteur spécial a visité Dar El
Avia Ould Birom et Dar El Barka et engagé avec les gens dans ces communautés. A
Dar El Barka, il a rencontré le Hakim et a visité une école construite par
l'Agence Tadamoun.
Le 8 mai, le Rapporteur spécial a visité la
wilaya du Trarza et a rencontré le Wali, les représentants régionaux des
ministères de l'Agriculture, de l'hydrologie et de l'assainissement, et de
l'éducation nationale, et l'Agence Tadamoun, et un représentant de la
municipalité Rosso. Il a visité et rencontré la population des villages Tekane
et Keur-Madike et a également visité une école à Keur-Madike.
Au cours de sa visite à Kaédi et Rosso, le
Rapporteur spécial a également tenu des réunions avec des représentants de la
société civile dans les wilayas du Gorgol et du Trarza respectivement.
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