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mercredi 8 avril 2015

Le calvaire de la justice depuis 2008 (Contribution à l’Ouverture de l’Année Judiciaire)/ Par Me Bouhoubeyni


Monsieur le Président, 

Vous inaugurez aujourd’hui (non pas comme à l’accoutumée au palais de justice mais au palais des congrès) la cérémonie d’audience solennelle de l’ouverture de l’année judiciaire 2015 dans un contexte marqué par un recul de la justice qui na cessé de décliner à tout le moins depuis 2008, depuis que vous êtes au pouvoir.

Vous avez tout à fait raison, il convient de s’arrêter, plus particulièrement aujourd’hui, pour replacer votre action dans le secteur de la justice dans son véritable contexte.

Il est tant, plus que jamais, de lever tout équivoque s’il demeure le moindre doute sur le contrôle exercé par le pouvoir exécutif sur la justice depuis 2008.

Sans doute dans ce contexte, votre présence aujourd’hui auprès des professionnels de la justice dénote de la volonté de partager la peine du monde de la justice face au recul conséquent des droits de l’homme dans le pays, confirmé par les rapports d’Amnesty International des dernières années, partager la peine du monde de la justice face à notre position 138ème dans le classement de Transparency International ainsi que notre position moins glorieuse dans le rapport de Doing Business.

En sommes, pour donner à votre présence parmi nous sa véritable signification, vous êtes là aujourd’hui, Monsieur le Président, pour partager la peine et la déception de ceux, qui aspiraient à un Etat de droit, à une justice indépendante, à la séparation des pouvoirs, à la primauté du droit, à la promotion et la protection des droits de l’homme.

Il convient néanmoins de vous reconnaître, Monsieur le Président :

- Soit un courage impressionnant pour venir constater l’ampleur des dégâts, du bilan peu glorieux dans le secteur de la justice, l’échec des politiques de ces sept dernières années ;

- Soit un mépris poussé à l’extrême sachant que personne ne peut lever le doigt.

Quel courage, Monsieur le Président de venir aujourd’hui se mettre en face à face avec ces magistrats qui réclament, en vain depuis 2008, une revalorisation de leur retraite et une amélioration de leurs conditions matérielles (aucune amélioration enregistrée depuis 2008, au contraire privés de certains avantages nécessaires à l’exercice de leurs fonctions pourtant accordés avant 2008 (voiture, chauffeur, planton, secrétaire, logement).

Quel courage, Monsieur le Président, de s’adresser aujourd’hui aux greffiers qui réclament depuis quelques années leur statut ainsi que leur promotion y compris au sein des corps.

Quel courage de pouvoir s’adresser au personnel non permanent qui réclame depuis quelques années un statut.

Quel courage de pouvoir s’adresser, dans ce contexte, aux huissiers qui réclament depuis longtemps moins de tutelle du parquet dans l’exercice de leur travail quotidien.

Quel courage de pouvoir s’adresser aux experts judiciaires en quête d’une profession organisée, crédible et moins soumise à la tutelle des magistrats tel que porté à votre connaissance plusieurs fois.

Quel courage de pouvoir s’adresser à la police, autre élément de ce tableau des professionnels de la justice à laquelle vous avez infligé humiliation alors quelle accompli un travail remarquable dans des conditions difficiles. Quel courage, Monsieur le Président de s’adresser aujourd’hui aux justiciables dont une enquête sur la perception de la justice financée par l’Union Européenne fait ressortir que :

- Plus de 82% préfèrent recourir à des voies alternatives autres que la justice pour trancher leurs litiges par manque de confiance ;

- 69% considèrent la corruption et le trafic d’influence répandus dans le secteur de la justice ;

- 74% considèrent que les moyens et les infrastructures de la justice sont insuffisants ;

- 79,2% considèrent la justice partiale.

Quel courage de venir s’adresser a ces justiciables privés de l’accès à la justice et de l’égalité devant ce service public par l’absence d’un système d’assistance judiciaire que nous sommes les seuls dans le monde à ne pas mettre en place, les demandes récurrentes sont restées lettres mortes et ce malgré un arsenal juridique quasi complet.

Quel courage de s’adresser a ces citoyens, défenseurs des droits de l’homme, journalistes, hommes d’affaires, étudiants écrasés par le système judiciaire, témoins de l’utilisation abusive de la justice pour des règlements de comptes politiques victimes de votre justice arbitraire et aveuglément répressive. Si a travers cette cérémonie vous tentez, Monsieur le Président, d’accréditer l’idée selon laquelle vous avez une pensée au secteur de la justice, vous êtes particulièrement mal venus d’adopter cette posture l’examen des faits montre que c’est une posture de circonstance. 

Vous venez courageusement à la rencontre de tout ce monde en cette salle somptueuse où seuls sont absents les prisonniers mais les voici vous rappelant néanmoins leurs doléances de toujours, amélioration de leurs conditions d’incarcération dans des prisons surpeuplées, réduction des délais prolongés de la détention préventive, qui atteint parfois quatre ans et l’absence totale de programmes de réhabilitation.

Ils vous rappellent la nécessité de la régularisation de la situation de ceux qui sont transférés à Aleg, à Bir Mogrein et ceux qui sont transférés quelques part dans la nature (La circonstance que les autorités ont été incapables d’assurer la sécurité d’une prison n’atténue pas le caractère illégal de la mesure) en violation des engagements que la Mauritanie a pris devant les Nations Unies lors de l’examen périodique universel de l’ONU en Janvier 2012, d’autant que la Mauritanie a ratifié la convention internationale de la protection de toutes les personnes contre des disparitions forcées.

Accepter d’accueillir ceux parmi nos concitoyens qui, à Guantanamo, attendent désespérément une décision d’acceptation de leur transfert en Mauritanie.

Monsieur le Président,

Par votre présence aujourd’hui en cette cérémonie solennelle vous nous invitez, par ailleurs, à déplorer le statut que vous réservez à ceux qui vous entourent dans cette salle, au cours de cette cérémonie officielle pour compléter le sombre tableau de la justice.

Oui en effet, ceux qui vous entourent dans cette cérémonie, n’ont pas été épargnés par le calvaire que vit la justice aujourd’hui dans notre pays. Le Président de la Cour Suprême ne peut se considérer véritable magistrat, à la tête du pouvoir judiciaire dans un Etat de droit, tant il vous revient de le révoquer à votre convenance à tout instant, tel le sort réservé à ses trois prédécesseurs.

Le sort de votre Procureur Général, ici présent, qui se trouve, paradoxalement, sous les instructions de son Procureur de la République n’est pas plus glorieux, lequel, à la tête de l’honorable institution syndicale des magistrats, accepte de se réduire à un membre de décor figurant lors des émissions télévisées du Ministre de la justice.

Enfin, le sort du Ministre de la justice que vous réduisez à un régisseur de prison qui libère et interpelle sous vos instructions, le plus souvent arbitraires. 

Le mépris n’a pas épargné les décisions de justice en tant que telles, lorsqu’il s’agit de les appliquer.

Il arrive souvent que vous inversiez la hiérarchie des décisions de justice suivant les dossiers.

En effet, suite à vos instructions, les décisions du juge d’instruction s’appliquent quand bien même elles font l’objet d’annulation de la part de la Cour Suprême, au sujet de la libération de certains de vos opposants. Le mépris des décisions de justice arrive à son comble lorsqu’il s’agit pour l’administration d’exécuter les décisions de justice (Etat Major National, Ministère des finances), l’administration de façon générale où 85% des décisions de justice contre l’Etat sont inexécutées.

Il arrive d’ailleurs, que ces administrations, en amont de l’exécution des décisions de justice, donnent des instructions à leurs services de réception de courrier pour ne pas décharger les convocations ou notifications de la justice (BCM).

D’autre coté, pour mieux comprendre votre présence aujourd’hui, les professionnels de la justice en dépit du calvaire de ce service public depuis 2008 vous venez, sans doute Monsieur le Président, constater aujourd’hui, le sabotage organisé dans le secteur de la justice en matière d’affectation des ressources humaines.

Prenez l’exemple de la Cour Suprême, la Chambre Commerciale de la Cour Suprême qui est chargée de veiller à l’application de la loi en matière de droit commercial, qui est chargée avec son dernier mot en la matière d’unifier le droit.

Dans sa composition actuelle (Président et membres), aucun des magistrats qui la composent n’est spécialiste du droit commercial, je dirai même aucun des magistrats qui la composent n’a étudié le droit commercial au cours de son cursus.

Comment voulez-vous que cette juridiction fonctionne et tranche en matière des effets du commerce, en matière du droit des sociétés, du droit bancaire ? Pour vous rendre compte du degré de sabotage du secteur de la justice, prenez l’exemple de la Chambre Pénale de la Cour Suprême qui est chargée de veiller à l’application de la loi en matière pénale, qui est chargée, avec son dernier mot en la matière, d’unifier le droit.

Dans sa composition actuelle, aucun des magistrats qui la composent (Président et membres) n’est spécialiste du droit pénal, mieux, aucun des magistrats qui la composent n’a étudié le droit pénal au cours de son cursus.

Comment voulez-vous que cette juridiction, la plus haute dans notre hiérarchie du domaine, tranche par son dernier mot, dans le domaine du droit pénal ? Pour vous donner une idée, notez que le même sort est réservé à la Chambre Administrative de la Cour Suprême dans sa composition actuelle.

Ceci étant, certains, des hommes qui composent ces chambres sont connus pour leur intégrité et ont forcément d’autres compétences qu’ils auraient pu faire valoir au service de la justice mais s’y trouvent empêchés par la mauvaise affectation des ressources humaines du Conseil Supérieur de la Magistrature que vous présidez (pouvez-vous confier à un médecin le soin de piloter un avion ou à un pilote celui de faire une opération chirurgicale ?).

Comment voulez-vous Monsieur le Président, qu’on n’en déduise pas une volonté d’empêcher la justice de fonctionner correctement ?

Enfin, quel courage de pouvoir s’adresser au monde de la justice en disant : Oui je sais que l’amélioration des infrastructures est la traduction de l’intérêt accordé au secteur de la justice, c’est pourquoi j’ai accordé zéro ouguiya depuis 2008 dans le budget relativement aux infrastructures du secteur de la justice, si bien que le tribunal de commerce de Nouakchott et la direction des affaires pénitentiaires sont locataires chez des particuliers, sans parler de l’état délabré dans lequel se trouvent la plus part des tribunaux, notamment à l’intérieur.

Vous êtes là, aujourd’hui, présidant cette cérémonie solennelle de l’ouverture de l’année judiciaire, pour dire aux professionnels de la justice :

- Oui je sais que la formation est fondamentale pour améliorer vos performances, pour vous permettre d’accéder aux nouvelles technologies et partager les expériences avec vos collègues étrangers, accéder à la documentation et actualiser vos connaissances, c’est la raison pour laquelle j’ai affecté zéro ouguiya à la formation dans le budget du ministère de la justice.

Puisque c’est ce bilan que vous venez célébrer avec nous aujourd’hui, l’histoire ne nous pardonnera pas d’occulter cette volonté manifeste de la part du pouvoir exécutif de paralyser le service public de la justice sans doute pour qu’il demeure sous sa coupe, corvéable à merci. 

Monsieur le Président, je m’en vais vous dire pourquoi, de mon coté, je suis là aujourd’hui, les raisons pour lesquelles je vous interpelle et je porte à votre niveau la voix des sans voix et celle de ceux qui, pour une raison ou une autre, sont incapables de l’exprimer. L’une des raisons est sans doute que j’ai été privé de l’occasion de présenter un discours officiel sur l’état de la justice, ici même devant vous en 2011, 2012, 2013 et 2014. 

Il semble en effet, qu’en vous abstenant, au cours de mes précédents mandats de Bâtonnier de l’Ordre National des Avocats de Mauritanie, d’organiser les deux événements traditionnels que sont l’ouverture de l’année judiciaire, qui devait être annuelle à l’image de tous les pays du monde eu égard à l’importance du secteur de la justice et l’audience accordée par le Président au Conseil de l’Ordre, votre objectif était de me priver d’une opportunité de droit, en ma qualité de Bâtonnier, de prononcer mon discours officiel qui dresse publiquement l’état de la justice.

Ce n’est là bien évidement qu’une interprétation mais qui se trouve hélas accréditée par la circonstance qu’immédiatement après la fin de mes mandats, vous vous êtes empressés de recevoir le nouveau Conseil de l’Ordre et voilà que vous procédez à l’ouverture de l’année judiciaire après cinq années d’absence (troublante coïncidence). 

Aussi, ai-je décidé de rattraper le temps perdu et de reprendre mon dû, à ma manière, singulière je vous l’accorde, mais dans l’unique objectif de porter à votre niveau cette voix que vous avez tue depuis quelques années, celle du Bâtonnier des deux mandats précédents. Cette cérémonie étant en principe destinée à faire le point sur le secteur de la justice un résumé de ce que devaient contenir mes discours précédents, vous permettra d’avoir une meilleure visibilité sur le secteur. 

Pour vous dire que Depuis sept ans vous êtes au pouvoir et vous avez eu l’opportunité d’améliorer la justice dans le pays sans vous y atteler. Et qu’en somme, vous n’êtes pas si différents de tous ces militaires qui, à la suite de leurs coups d’Etat, au lieu de saisir cette perche que leur tend la destinée en arrivant au pouvoir (par effraction) pour se consacrer pleinement au bien être de leur concitoyens arrêtent leur ambition à la prise du pouvoir, elle s’arrête là où elle devait commencer. 

Je ne parle pas ce matin au nom de l’Ordre National des Avocats mais en ma qualité d’avocat, ancien Bâtonnier de surcroît, conscient d’une part, du droit de tout avocat de se prononcer publiquement sur le fonctionnement de la justice et d’autre part, du droit du public de s’informer sur ce qui touche le fonctionnement du pouvoir judiciaire.

J'ôte et vous remets ma robe pour dénoncer l'état de la justice en Mauritanie, pour dénoncer l'absence d'une volonté politique tendant à améliorer ce secteur central dans une démocratie. J'ôte et vous remets ma robe en guise de solidarité avec toutes les victimes de l'injustice dans ce pays.

Tel est le discours que vous devez entendre aujourd'hui à cette occasion.

Nouakchott, le 07 Avril 2015

Maître Ahmed Salem BOUHOUBEYNI 

Ancien Bâtonnier 

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