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vendredi 27 février 2015

Nés sous la mauvaise étoile



Le militant anti-esclavagiste Khali Ould Maouloud s’est rendu à Berne pour attirer l’attention du Département fédéral des affaires étrangères sur le problème de l’esclavage en Mauritanie. | © Jean-Marie Banderet

Des esclaves au XXIe siècle? Oui. La Mauritanie en compterait près d’un demi-million. Pourtant, les mouvements abolitionnistes peinent à se faire entendre hors des frontières de ce pays d’Afrique de l’Ouest. Entretien avec Khali Ould Maouloud, militant anti-esclavagiste.
par Jean-Marie Banderet

«Debout à cinq heures. Il fallait ensuite se rendre dans la maison du maître pour préparer le petit-déjeuner pour sa famille. Puis mon père emmenait paître le troupeau. Ma mère s’occupait de ses enfants et de ceux du maître jusque vers dix-neuf heures, lorsque les hommes revenaient des champs. Puis mes parents préparaient et servaient le repas, couchaient les enfants du maître et préparaient les lits pour la nuit. A vingt-trois heures, fin de la journée de travail et retour au township dans lequel nous vivions. Mes parents avaient moins de six heures d’intimité par jour.»

Khali Ould Maouloud est Mauritanien. Il est né esclave parce que ses parents l’étaient. Parce qu’ils sont Haratines, l’ethnie dont proviennent tous les esclaves de Mauritanie. Mais contrairement à d’autres, il a eu la chance de pouvoir aller à l’école. Aujourd’hui, cet infirmier de 35 ans qui travaille à Genève est un peu nerveux: il a rendez-vous au Département fédéral des affaires étrangères, à Berne, pour attirer l’attention des autorités helvétiques sur le problème de l’esclavage en Mauritanie. Depuis un peu plus de trois ans, Khali Ould Maouloud est membre de l’Initiative pour la résurgence du mouvement abolitionniste (IRA), fondée il y a douze ans par un autre ancien esclave, Biram Ould Abeïd. Ce militant anti-esclavagiste, Prix 2014 des droits humains des Nations unies, aurait dû être à ses côtés. Mais deux semaines avant la date fixée, coup de théâtre : il a été arrêté par la gendarmerie mauritanienne et jeté en prison avec plusieurs autres personnes pour avoir participé à un sit-in pacifique.

Un demi-million d’esclaves

«En Mauritanie, tout le pouvoir est aux mains des vingt pour cent d’Arabo-Berbères, explique Khali Ould Maouloud. Le reste de la population est composé de Négro-Africains, dont la moitié appartient à l’ethnie des Haratines. Trente pour cent d’entre eux sont affranchis, et les autres servent des maîtres arabo-berbères.» Il n’existe aucun recensement d’esclaves dans le pays, qui compte 3,8 millions d’habitants. L’IRA estime que leur nombre total représente entre dix et vingt pour cent de la population. «On peut raisonnablement parler de cinq cent mille esclaves, sans doute plus.» Mais ces chiffres peuvent varier, suivant la définition qu’on donne à l’esclavage. Pour l’ONG Walk Free, la proportion d’esclaves en Mauritanie est moindre: elle se situerait autour de quatre pour cent en 2014.

L’esclavage en Mauritanie a la peau dure. Officiellement aboli en 1981, il n’est poursuivi pénalement que depuis 2007. «Sur le papier, du moins. En sept ans, il n’y a eu qu’une condamnation –avec sursis. Le maître qui était passé devant les juges est reparti libre comme l’air.» Plusieurs ONG accusent l’Etat mauritanien d’avoir inscrit ces mesures uniquement pour plaire aux partenaires occidentaux. Le général Mohamed Ould Abdel Aziz, arrivé à la présidence de la République en 2008 à la suite d’un coup d’Etat, s’efforce d’entretenir une image respectable, quitte à étouffer les voix discordantes. Les militants de l’IRA et d’autres mouvements abolitionnistes sont par exemple interdits d’antenne dans les médias nationaux, tous aux mains du gouvernement. «En façade, il y a eu quelques changements. Les marchés aux esclaves –lors desquels les clients pouvaient déambuler entre des stands sur lesquels se tenaient les hommes, femmes et enfants à vendre– ont disparu depuis une quinzaine d’années. Aujourd’hui, les transactions se font directement entre les maîtres, en privé.»

L’Etat a ainsi tenté de minimiser sa responsabilité lorsque le Conseil des droits de l’homme –dans lequel siège la Mauritanie– est venu lui chercher des poux en 2009. Ce qui ne l’a pas empêché de se faire épingler. Les données statistiques sur la pratique de l’esclavage font défaut et les esclavagistes n’ont rien à craindre: enquêtes, poursuites, condamnations et sanctions sont inexistantes. Une visite de suivi a eu lieu courant 2014 pour déterminer si les recommandations du Comité ont été suivies d’effets, mais ses conclusions ne sont pas encore connues.


L’esclavage est une tradition bien ancrée en Mauritanie. Elle reste largement répandue, principalement dans les régions rurales de l’est du pays. | © Wikimedia Commons

Tradition bien ancrée

Le système législatif n’est pas seul en cause. «L’esclavage est profondément implanté dans les mentalités, aussi bien chez les maîtres que chez les esclaves. Le système perdure parce que les maîtres perdraient le confort que représente une main-d’œuvre servile, et parce que les esclaves n’ont pas l’éducation pour remettre le système en question. Les hommes, femmes et enfants esclaves sont l’équivalent d’une propriété foncière ou d’un animal de transport. Ils n’ont pas de papiers d’identité, n’ont pas droit à leur propre logement. Ils peuvent être vendus ou échangés comme un bien de consommation.» C’est particulièrement vrai pour les femmes et les filles. Il est courant que le maître mette à la disposition d’un hôte de passage des esclaves comme objets sexuels. «Evidemment, des enfants qui naîtraient de ces viols ne seraient pas reconnus. Ils viendraient grossir les rangs du ‘cheptel’ du maître.»
En sous-main, les imams entretiennent le vernis religieux qui fait tenir l’édifice. «‘L’esclavage est conforme au Coran’, vous explique-t-on à longueur de temps. Alors pourquoi risquer d’aller à l’encontre de la volonté de Dieu?» Pire, depuis quelque temps les abolitionnistes –notamment ceux de l’IRA– sont la cible de prêches vindicatifs les assimilant à des «sionistes» ou des «Américains».

Pression sociale

Seul le maître est en principe autorisé à affranchir un esclave. Ceux qui tentent eux-mêmes de se libérer de leur joug doivent affronter la loi et les institutions religieuses. Lorsqu’ils y parviennent, il leur faut encore se battre pour se faire une place dans la société: ils n’ont pas de papiers, même leurs noms –typiques des esclaves– trahissent leur origine.
Khali Ould Maouloud a réussi à fuir ce système. «Mon père n’acceptait plus de travailler pour le maître. Mon frère et moi avons décidé de libérer notre famille. J’avais 16 ans, mon frère 20. Nous avons quitté le village dans lequel habitait notre maître pour nous installer à soixante kilomètres de là. Mon frère a trouvé un travail qui suffisait à subvenir à nos besoins.» Le maître a bien tenté de les faire revenir, mais sans succès. Il n’a pas employé la force, mais envoyait régulièrement des notables pour tenter de raisonner les fuyards. Même libérés de l’emprise des maîtres, les anciens esclaves, et particulièrement les femmes, traînent avec eux le fardeau de leur passé. «Des années plus tard, ma sœur a dû retourner auprès de notre ancien maître et le payer pour qu’il lui signe un document attestant qu’elle était affranchie. Sans cela, elle n’aurait jamais pu se marier.»

Article paru dans le magazine AMNESTY, n°80, publié par la Section suisse d’Amnesty International, février 2015.

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