La Mauritanie en 2019 : diagnostic et
prescription
Introduction de Biram Dah Abeid
Paris, le 12 mai 2018
Certains d’entre vous s’attendent sans
doute à m’entendre tenir un discours enflammé sur l’esclavage et le
racisme ; qu’ils me permettent, cette fois-ci, de les prendre de court.
Non pas que je renie les thématiques maitresses de notre lutte mais parce qu’il
importe, aujourd’hui, d’élargir la vision et la réflexion, pour mieux cerner
les enjeux du risque, désormais réel, de voir notre Mauritanie disparaître, à
force de s’être fourvoyée, oubliée, avilie dans la résignation au fait
accompli.
Si nous croyons aux principes d’équité que
nous agitons et ruminons depuis des années, le temps n’est-il pas venu de les
inscrire dans le champ du réel ? C’est à cet exercice, sans complaisance
ni excès, que je vous convie, chers amis de la diaspora et compagnons de route !
Notre attachement à la démocratie ne vaut
le slogan ni la salive tant que nous n’aurions décidé et agi en vue de faire
coïncider, ici et maintenant, l'égalité de naissance et la justice citoyenne.
Ainsi, le pluralisme et la régulation pacifique des conflits prennent
sens ; une société qui ignore les règles aussi élémentaires du
vivre-ensemble sombre dans la violence, tôt ou tard. Or, la démocratie
présuppose l’effacement des discriminations, la pénalisation de l’esclavage et
de l’exclusion de caste, l’abolition du népotisme et des arrangements tribaux.
Les défis énumérés plus haut constituent
l’élan et l’horizon de notre lutte. Il est temps de les traduire dans le temps
du concret. Parfois, nous donnions l’impression de brûler les étapes, de mettre
la charrue avant les bœufs. Désormais, un ajustement s’impose ; oui, mon
propos laisse entrevoir un début d’autocritique ; j’aurais d’autres
occasions de la dérouler en détail.
Oui, des obstacles se dressent encore en
travers de notre détermination et nous devons les dépasser sous peine de devoir
nous contenter de la parole indignée tandis que le bloc de la prédation pille
notre avenir et nous impose, chaque jour, la fade réalité de la faim, de la
frustration et de la colère sans issue.
A. De quels préalables s’agit-il?
1. Je dois insister sur les droits civils
et politiques, objet d’un Pacte fameux des Nations unies en 1970 ; je mets
en avant cette catégorie de règles élémentaires, à défaut desquelles un groupe
social se réduit à reproduire la loi du plus fort. Vous savez combien le plus
fort ne le reste jamais à vie. L’histoire de l’espèce humaine déborde
d’exemples pour qui sait en interpréter les signes.
Chez nous, depuis quelques années, le
gouvernement s’est employé à mettre en œuvre l’enrôlement
biométrique, afin de doter les divers services de l’Etat, d’outils de gestion
et de prospective, autant que des instruments de contrôle des mouvements de
population. A l’ère des menaces diffuses et de la sophistication de la
criminalité à l’échelle du monde, la création d’un fichier universel des
personnes répondait aux impératifs de modernisation et de prévention dont
l’époque nous impose la nécessité. Je le confesse à demi, il aurait fallu
saluer l’initiative - certes tardive ; hélas, les réflexes de contournement,
la triche héritée et le vice congénital de se croire le plus malin firent vite
dévier l’intention affichée, au service d’un dessein d’oppression insidieuse,
je dirais honteuse aujourd’hui, quoique assumée depuis des siècles.
Assez tôt, le recours à l’informatisation,
sous l’effet d’une batterie de critères destinés à marginaliser ceux dont le
système craint le nombre et la probable solidarité, produisit une monstrueuse
sélection, contre les pauvres, les analphabètes et les humbles. Il se trouve
que la majorité des cadets sociaux sont des noirs d’ascendance subsaharienne.
Il se trouve aussi qu’ils représentent le potentiel écrasant d’une majorité
dont les pouvoirs successifs s’acharnent à empêcher l’éveil et la convergence,
pourtant imparables.
L’'etat civil mauritanien devient
l’outil de la relégation sociale. Des ressortissants de toujours, auquel nul
esprit sain ne contesterait la préséance historique sur le sol, peinent à se
faire enrôler ; ainsi, impasse voulue, ne peuvent-ils voter ni se porter
éligible aux suffrages de leurs compatriotes; attaché à la logique des
privilèges, d’où sa posture défensive, le groupe hégémonique les
soumets à des conditions de preuve, de témoignage, d’attestation et
de vérification bureaucratiques, telles que leur désir de carte
d’identité ou d’électeur s’émousse, s’évanouit dans le désarroi et l’acrimonie
sourde. La liste des documents à produire confine à un concours
d’élimination ciblée. Or, d’une échéance électorale à la suivante, leur masse
enfle, de l’aveu même de l’actuel Chef de l’Etat, lors de sa déclaration
fameuse à Néma, le 3 mai 2016 ; je cite « Les hratines sont nombreux et font trop
d’enfants et rien ne peut être fait pour eux dans ces conditions »..
Ici, permettez-moi, je vous prie, un rappel
comparatif. Vous savez, ce qui arrive ailleurs n'arrive pas seulement
autres et, contrairement à l’idée répandue dans les cercles du pouvoir et la
fraction réactionnaire de l’opinion, la Mauritanie n’est pas une citadelle à
l’abri de l’évolution humaine. En Côte d'Ivoire où je suis allé à la
rencontre de nos compatriotes, il aura suffi d’une politique
similaire de suspicion à l’endroit d’une communauté, pour que le pays sombre
dans le désordre et la haine, de 2001 à 2011. J’invite nos élites – épuisées ou
émergentes – à méditer l’exemple afin de mieux en anticiper le risque de
mimétisme chez nous.
2. Mais à admettre la levée de l’écueil de
l’état-civil, comment arbitrer un scrutin en toute impartialité ? Ce sera
le second volet de mon propos.
Oui, parlons de la Commission nationale
électorale indépendante, la mal-réputée Ceni. Je souligne le dernier adjectif
« indé-pen-dan-te » ; ainsi, l’aberration ne vous échappe :
les membres de l’instance d’arbitrage du choix populaire sont nommés par le Président
de la république, après consultation des segments partisans dont il admet la
représentativité. Vous voyez, un peu, à quel point l’on se moque de
vous, de nous tous ? Comment prétendre garantir la transparence et
l’éthique, si l’on se place, d’emblée, dans la posture ubiquitaire du juge et
de la partie, de l’arbitre et du joueur ?!!!! In fine, ne
cherche-t-on plutôt à provoquer la protestation légitime, pour la
mieux réputer trouble à l’ordre public, la réprimer et installer alors le
pays dans un régime d’exception vernie?
Pour la stabilité de la Mauritanie et de
l’environnement régional, nous demandons, instamment, aux autorités
mauritaniennes, avec le concours des partenaires multilatéraux, des partis et
de la société civile, de mener un exercice de raison et d’introspection,
au terme de quoi des mesures courageuses permettraient de refonder la Ceni sur
des bases de consensus inclusif. Comme toutes les choses précieuses, la paix a
son prix ; chez nous, il paraît bien modique, au regard de ce que coûterait
l’aventure désastreuse d’un passage en force.
Pour notre part, nous engageons, nos
militants et soutiens en Mauritanie et ailleurs, à se mobiliser par les moyens
pacifiques pour une Ceni du peuple, gardienne de l’impartialité pour
l'alternance. Le verdict des urnes n’en serait que plus crédible.
Nous les appelons à se faire enrôler,
partout et leur promettons notre aide active quels que soient
les candidats auxquels irait leur préférence ; par delà le vote, disposer
de documents d’identité fiable relève de la marche individuelle vers
l’épanouissement, l’éducation, la santé et la participation au devenir de la
cité.
B. A présent, malgré l’optimisme de la
volonté, n’évacuons la lucidité du pire :
1. Le pays, pour
survivre, a besoin d’une véritable transition, en vue de réussir
l’alternance socio-historique. Vous connaissez l’état de l'économie et des
finances publiques, leur faillite retentissante, le délabrement des services de
base, des infrastructures, la destruction de l'écosystème naturel,
l’aplatissement de la conscience, de la rapine, de l’'arnaque, l’arrogance
affairiste, le délitement de la vergogne, la corruption banalisée, le chômage
érigé en évidence existentielle…..Comment voulez-vous qu’une telle ruine puisse
accoucher d’un ré-enchantement national ?
2. Un autre symptôme inquiétant mérite
mention: l'évolution lente et laborieuse de l'État de droit butte sur la
résurgence de pratiques autoritaires qui favorisent la régression sur les
acquis de 2005 à 2008 : les interdictions des partis et d’organisations
non-gouvernementales, sur une base insolemment raciste, les poursuite et
condamnation de contestataires, à des peines disproportionnées, précédées de
détentions préventives, elles-mêmes assorties de tortures, la persécution du
capital privé en concurrence avec les intérêts de l’oligarchie, la concurrence
déloyale du sommet du pouvoir aux acteurs économiques, la banqueroute des
sociétés et projets publics, la dilapidations des financements obtenus, de
l’extérieur, en dons, subventions et prêts à long terme, l'opacité dans
l’exploitation du sous-sol et des richesses halieutiques, les
surfacturations de dépenses par des fournisseurs-prêtes-noms, bref, la
normalisation de l’imposture..
3. Avant dernier thème, le tableau
s’assombrit, chaque année, avec la surenchère obscurantiste des fatwas et
normes liberticides ; pareille dérive, absolument inédite dans le récit de
ce peuple esclavagiste mais naguère si tolérant, va à l'encontre de ses
préceptes religieux, culturels et de sa diversité culturelle ; il est à la
fois triste et confondant qu’au moment où l’inventeur du l'extrémisme violent,
l’Arabie Saoudite, tourne le dos à de tels dogmes, nos dirigeants
aventuriers y foncent, tête baissée, sans même
s’embarrasser de la contradiction flagrante de leur participation au G5 Sahel.
Pourquoi combattre le terrorisme si l’on se met à appliquer le programme des
groupes terroristes ?
4. Enfin, dernier argument à l’appui de
mes alarmes, j’attire votre attention sur la permanence de la tension
hystérique avec le reste du monde, après une décennie d’aversion agressive
envers l’opposition, les défenseurs des droits humains, les étrangers, les
Etats voisins. A présent, le pouvoir, se livre à la falsification de
l’histoire, dans une entreprise de braquage par effraction sur la mémoire
collective ; il nous impose un nouveau drapeau, un hymne rafistolé, nous
invente des épisodes de résistance anticoloniale et encourage la haine de la
langue française, non sans pousser à l’invective des Ong internationales de
promotion de la dignité humaine ; comme aux pires heures de la guerre
froide, sa police expulse les journalistes et les bénévoles de l’action
humanitaire, obsédé par le délire de l’espionnite aiguë où tant de tyrannies
ont sombré. Le comble de l’hostilité compulsive réside dans les campagnes de
dénigrement, contre les rapporteurs spéciaux au Conseil des droits de l’Homme
de l’Onu.
Mes amis, mes frères et compagnons de
lutte, si le bilan et les perspectives que je dresse ici vous inspirent le
doute, la divergence ou l’adhésion, sachez-le, je suis venus en discuter
avec vous ; je suis venue chercher la contradiction sincère et frontale ;
la foi chevillée au corps, en notre pays la Mauritanie, enfin réparée et
debout, surtout ouverte à l’Autre, travailleuse, créatrice, libre, vouée à la
joie, reconnaissante du mérite, émancipée de la médiocrité, m’a
conduit devant vous.
Merci, encore, de m’avoir écouté.
Débattons !
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