Introduction
: Un combat juridique sans fin ?
La
question de l’esclavage en Mauritanie persiste comme une tragédie silencieuse,
un fléau enraciné dans les structures sociales, malgré des décennies d’efforts
législatifs pour l’éradiquer. Depuis l’indépendance de la Mauritanie en 1960,
plusieurs lois ont été adoptées pour criminaliser cette pratique, mais la
réalité sur le terrain demeure alarmante. Dans notre rapport de 2016 intitulé La
tragédie muette de l’esclavage en Mauritanie,nous avions souligné
l’inefficacité de la mise en application des lois et les obstacles systémiques
qui perpétuent cette injustice. Aujourd'hui, en 2024, bien que les instances
internationales comme l'ONU continuent d’exercer une pression diplomatique sur
Nouakchott, peu de progrès tangibles ont été réalisés.
La
récente décision du gouvernement mauritanien de convoquer le Parlement pour
légiférer sur la création d’un tribunal spécialisé dans la lutte contre
l’esclavage et la traite des personnes soulève des interrogations. Pourquoi
persister à légiférer sur une question pour laquelle il existe déjà des lois
claires et explicites ? Pourquoi ces lois sont-elles si souvent contournées ou
ignorées ? Ce questionnement met en lumière une contradiction fondamentale dans
la lutte contre l’esclavage en Mauritanie : la prolifération des lois face à
une application presque inexistante. Nous examinerons ici les différentes
dimensions de cette problématique, à la lumière des rapports récents de l’ONU
et des constatations antérieures.
1-Légiférer
encore : une réponse inefficace à un problème persistant
L’adoption
de nouvelles lois et la création d’institutions spécifiques, telles que le
tribunal spécialisé proposé, peuvent sembler être une réponse gouvernementale
proactive. Cependant, cette multiplication législative trahit en réalité
l’incapacité de l’État à appliquer les lois existantes. Déjà en 2007, une loi
criminalisait officiellement l’esclavage, et en 2015, elle a été renforcée par
un autre texte qui reconnaissait l’esclavage comme un crime contre l’humanité.
Pourtant, ces efforts législatifs n’ont pas eu l’impact escompté. Le problème
n’est donc pas tant l’absence de lois, mais plutôt l’absence d’une réelle
volonté politique pour les appliquer.
Dans
notre rapport de 2016, nous avions
identifié plusieurs obstacles majeurs à cette application : une structure
judiciaire dysfonctionnelle, des pressions exercées par les élites
esclavagistes, et une corruption rampante qui affaiblit toute tentative de
justice. Ces mêmes constats sont réaffirmés dans le rapport récent de l’expert
de l’ONU, Tomoya Obokata, qui souligne que les mécanismes judiciaires sont
largement insuffisants et que les poursuites pour crimes liés à l’esclavage
sont rares et mal menées. Par ailleurs, l’influence des élites arabo-berbères,
historiquement liées aux pratiques esclavagistes, continue de jouer un rôle
déterminant dans le blocage de toute avancée concrète.
Ce
tableau sombre amène une question fondamentale : pourquoi réinventer des lois
alors que le problème réside dans leur application ? Il est impératif de
recentrer les efforts sur l’exécution rigoureuse des textes existants, et non
sur la création de nouvelles structures superficielles. Les tentatives répétées
de légiférer semblent être davantage un exercice symbolique de communication
politique qu'une véritable volonté de transformation sociale.
2-Discriminations
structurelles et marginalisation des Haratines
L’une
des causes profondes de la persistance de l’esclavage en Mauritanie est la
structure même de la société, marquée par des discriminations systémiques. Les
Haratines, descendants d’esclaves, continuent d’être marginalisés, aussi bien
économiquement que socialement. Dans les régions rurales,les pratiques
esclavagistes perdurent souvent sous des formes dites "modernes",
telles que le travail forcé ou la servitude héréditaire transmise de génération
en génération par ascendance. Ces formes, moins visibles mais tout aussi
cruelles, échappent souvent aux contrôles étatiques et judiciaires, en partie à
cause de l’isolement géographique et de l’impunité.
Le
rapport de l’ONU de 2023 met en lumière cette exclusion persistante des
Haratines, non seulement de l’éducation et de l’emploi, mais aussi des
structures politiques qui définissent leur avenir. L’absence de mesures
d’accompagnement après la libération des esclaves, comme l’accès à des
ressources économiques ou des formations professionnelles, empêche toute
véritable intégration sociale. Comme nous l'avions indiqué dans La tragédie muette de l’esclavage en
Mauritanie, la libération sans soutien économique condamne ces anciens
esclaves à la précarité et, dans certains cas, à retourner dans des conditions
d’exploitation faute d’alternatives.
L’un
des moyens de briser ce cycle réside dans la mise en place de programmes
spécifiques d’insertion sociale et économique, couplés à une éducation massive
visant à transformer les mentalités. Car c’est bien là que se situe le nœud du
problème : tant que les perceptions sociales de l’esclavage ne changent pas,
les lois, aussi bien rédigées soient-elles, n’auront que peu d’effet sur le
terrain.
3-
Le défi de l'application des lois existantes
Face
à cette situation, l’adoption de nouvelles lois ne semble guère être la
solution. Ce n’est pas un déficit législatif qui paralyse la lutte contre
l’esclavage en Mauritanie, mais plutôt une carence dans l’application des lois
existantes. À chaque nouvelle loi votée, les attentes internationales
grandissent, mais elles sont systématiquement déçues par l’incapacité de l’État
à traduire les principes légaux en actes concrets.
Comme
nous l'avions mentionné dans notre
rapport de 2016, il est crucial de renforcer l’indépendance du système
judiciaire pour garantir une application impartiale des lois. Cependant, en
l’absence d’une réforme en profondeur des institutions judiciaires, notamment
en limitant les influences extérieures et la corruption, il est illusoire de
penser que la législation seule suffira à transformer la situation. Les
discriminations systémiques à l'encontre des Haratines, des noirs africains, et
d'autres groupes ethniques sont profondément enracinées et continuent de
freiner tout véritable progrès. La société mauritanienne reste figée dans une
hiérarchie sociale qui, implicitement, valide l'existence de l'esclavage ou de
pratiques y ressemblant.
4-
La nécessité d’une transformation sociale et institutionnelle
L'éradication
de l'esclavage en Mauritanie nécessite une transformation structurelle profonde
des institutions politiques et sociales. Tant que les élites arabo-berbères,
historiquement impliquées dans l'esclavagisme, conserveront leur contrôle sur
les centres de pouvoir, il sera difficile d'appliquer les lois de manière
juste. En l'absence d'une volonté politique claire pour affronter ce problème,
l'impunité persiste, affaiblissant ainsi les efforts internationaux. Au-delà des
réformes législatives, il est crucial de mobiliser la société civile et de
transformer les mentalités par des campagnes massives d'éducation et de
sensibilisation. Cette abolition doit devenir une priorité nationale, non
seulement pour le gouvernement, mais pour l'ensemble de la société.
Parallèlement,
des initiatives diplomatiques, telles que les 210 millions d'euros accordés par
l'Union européenne à la Mauritanie pour lutter contre l'immigration
subsaharienne, soulèvent des interrogations. Ces fonds, destinés à prévenir le
transit de migrants vers l'Europe, rappellent des accords similaires avec des
régimes comme celui de Mouammar Kadhafi en Libye. Cependant, l'absence de
mécanismes de contrôle impliquant la société civile sur l'utilisation de ces
fonds pose problème, car cela pourrait détourner l'attention des enjeux
humanitaires, notamment l'esclavage, en les transformant en simples outils de
levée de fonds. Il est donc crucial de garantir que ces financements ne
deviennent pas un "business" diplomatique, mais qu'ils soutiennent
véritablement des initiatives respectueuses des droits humains.
Conclusion
: Une réforme législative insuffisante sans transformation sociale
En
conclusion, la lutte contre l’esclavage en Mauritanie doit aller au-delà des
lois et des textes juridiques. Elle requiert une transformation radicale des
institutions, des mentalités, et de la société dans son ensemble. Les efforts
législatifs resteront vains tant que l’État ne s'engage pas pleinement à
garantir une justice équitable pour tous, sans distinction d’origine sociale ou
ethnique. Il est temps que la Mauritanie cesse de légiférer sans agir et que la
communauté internationale redouble d’efforts pour soutenir une réforme
institutionnelle profonde.
Il
ne s'agit pas seulement de criminaliser l’esclavage sur le papier, mais de
créer les conditions politiques, sociales, et économiques nécessaires pour que
chaque citoyen mauritanien, quelles que soient ses origines, puisse vivre dans
la dignité et la liberté.
Paris, le 28 /09/ 2024
Guy Samuel Nyoumsi Président de Solidarité Africaine
de France
Auteur
de "La tragédie muette de l’esclavage en Mauritanie"
Contact : gsnyoumsi@gmail.com
Tel : +336 13 58 80 17